Au printemps dernier, une crise aigüe des écoles d’art territoriales a conduit dans un premier temps la ministre de la Culture à attribuer une aide exceptionnelle (2M€, reconduits en 2024), puis à confier une mission à Pierre Oudart, directeur général de l’Institut national supérieur d’enseignement artistique Marseille Méditerranée. Objet : analyser les raisons d’une crise structurelle révélée par l’impact de l’inflation et imaginer des pistes pour une remise “en état de marche” de ces outils territoriaux de l’enseignement artistique supérieur des arts visuels.
Le rapport, dont l’auteur note qu’il est le premier que le ministère consacre aux écoles d’art territoriales depuis 20 ans, identifie ainsi son objet : un « cold case (affaire non élucidée) », liée à « l’absence de projet formalisé pour l’enseignement artistique en arts visuels, tant au niveau national qu’au niveau régional ».
Le texte, remis le 9 octobre à la ministre, n’est pas véritablement un rapport mais une enquête procédant par hypothèses sur les multiples causes – historiques, juridiques, financières, territoriales, pédagogiques – qui seraient à la source de la crise des écoles d’art territoriales. « Nous proposons, davantage que des solutions, une méthodologie de conduite possible de la politique publique, partagée par l’Etat, les collectivités et les écoles dans l’ensemble de leur composante. Ces éléments assemblés pourraient devenir, nous le pensons et l’espérons, une feuille de route conduisant à la définition d’une stratégie territoriale puis nationale » pour les écoles d’art territoriales et, au-delà, pour l’enseignement des arts visuels en général.
Le poids de l’histoire. Car la crise des écoles d’art territoriales serait l’une des conséquences d’une place incertaine de l’enseignement supérieur des arts visuels dans les politiques culturelles nationales, flottant entre Recherche et Culture et entre les différentes “directions” du ministère de la Culture au fil des années. Une fluctuation que redouble leur histoire locale : issue d’une volonté des Villes et longtemps gérés en régie municipale directe, les écoles d’art sont devenues des structures participant à l’enseignement supérieur, prérogative de l’Etat. « Ni vraiment établissements culturels, ni vraiment établissements d’enseignement supérieur, aucun des acteurs ne se reconnaît vraiment compétent pour les financer. Cette situation du “ni, ni” peut même se traduire par une forme d’invisibilisation. »
Autre résultante de l’histoire : dans les années 2010, sous l’impulsion du processus européen dit “de Bologne” exigeant un rapprochement entre enseignement supérieur culture et universités (système LMD), les 33 écoles d’art territoriales ont été placées sous statut d’Etablissement public de coopération culturelle (EPCC) ; un statut de partage de responsabilité entre collectivités et avec l’Etat ici plus subi que voulu et réduit pour l’essentiel au bloc communal (près de 80% des financements) et à l’Etat (12%), avec notamment pour conséquence une sous-administration des établissements entraînant un épuisement professionnel.
Dans la toile de contraintes multiples. Pour autant, ni leur statut d’EPCC forcés ni leur sous-financement avéré ne suffit à expliquer la crise. Celle-ci procède de quatre jeux de contraintes se potentialisant les uns les autres.
- Les contraintes de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’enquête suggère que l’harmonisation de l’enseignement supérieur à l’échelle européenne a peut-être donné, en matière d’art, « un développement parfois artificiel de la recherche » alors qu’en France, et de manière générale, le champ de la recherche est « mal et sous financée ». D’où notamment une trop faible attention à l’insertion professionnelle des diplômés, diagnostiquée en 2011 et que le ministère travaille aujourd’hui à corriger.
- Les contraintes de l’écosystème artistique et culturel. Hypothèse : « Cette intégration interstitielle des écoles supérieures d’art dans l’écosystème de l’enseignement supérieur et la recherche pourrait être compensée, voire suppléée par une parfaite intégration dans les écosystèmes locaux, régionaux, nationaux et internationaux de l’art et du design. » Or, « il n’en est rien : les artistes et celles et ceux qui travaillent avec elles et eux, commissaires, critiques, journalistes, revendiquent assez peu ces écoles, se lèvent rarement pour les défendre et sont globalement indifférents à ce qui s’y passe ». Pierre Oudart souligne incidemment que les écoles d’art ne sont pas représentées au Conseil national des arts visuels. Invisibilisation là encore.
- Les contraintes internes. L’absence de reconnaissance de l’enseignement dispensé par les écoles d’art conjugué à « des préjugés tenaces contre les artistes et designers enseignants » a une conséquence d’ordre psychologique invalidante. Les écoles d’art territoriales se vivent et se représentent « comme des îlots de résistance – de l’art, du sens, de la création – face aux assauts répétés et nécessairement délétères des forces néolibérales du marché, de l’Université, du “privé”, de l’Education nationale… ». Elles développent « une méfiance généralisée contre tout ce qui pourrait émaner d’un pouvoir extérieur à l’école ». Ce qui ne facilite pas la résolution des difficultés qu’elles connaissent.
Les contraintes territoriales. On note souvent, notamment à propos d’une ancienne et pour le moment irrésolue demande d’équivalence de statut entre les enseignants des écoles d’art territoriales et nationales, que les uns et les autres assument les mêmes missions. Certes, mais pas dans le même contexte politique. Le rapport de Pierre Oudart éclaire en effet une différence de fond qui explique pour une grande part ce moment de crise que traversent celles sous tutelle territoriale et identifie, plus précisément, les raisons d’une certaine réticence de leur financement par les collectivités.
Les collectivités soutiennent naturellement les centres d’arts, théâtres ou associations diverses, car leur action contribue directement à leur politique culturelle locale. En revanche, les écoles supérieures d’art et de design territoriales, elles, « ne contribuent pas à une politique publique ; elles mettent en œuvre un service public ». Pour la plupart des institutions culturelles, la tension mais aussi la complémentarité entre ces deux logiques politiques, se résout par l’évidence d’un ancrage territorial que concrétise le partenariat avec d’autres équipements de leur territoire et par l’origine naturellement locale de leurs publics. Pour les écoles d’art territoriales, et excepté pour les ateliers destinés aux amateurs qu’elles organisent, leur contribution à la vitalité culturelle locale est moins immédiatement visible (même si elles contribuent significativement au rayonnement de leur territoire d’implantation) – et ce d’autant plus que le recrutement de leurs élèves est national. Le rapport note en effet que « le seul recrutement national exclut de fait les jeunes qui ne pourraient intégrer qu’un établissement proche de chez eux ».
D’autres tensions spécifiquement territoriales compliquent encore leur situation. Tout d’abord, « l’invisibilisation des écoles d’art au sein des différentes politiques publiques qui les concernent est forte ». Ensuite, les dynamiques territoriales n’ont pas toujours permis d’achever l’autonomie des intercommunalités alors que « le législateur a placé l’intercommunalité comme étant l’échelle la plus pertinente pour le soutien aux établissements d’enseignement supérieur ». De plus, toujours selon le législateur, « les Régions, qui devraient assumer leur rôle de chef de file en matière d’enseignement supérieur, mais aussi en matière de culture, trop souvent, regardent ailleurs ».
Les préconisations. Elles sont nombreuses, à court et long terme, nationales et territoriales, déconcentrées et décentralisées. Parmi elles :
- Engager une « concertation interministérielle vigoureuse » avec le ministère chargé des collectivités territoriales et inclure le soutien aux écoles d’art territoriales dans la Dotation globale de fonctionnement des collectivités.
- Rendre plus équitable l’apport financier de l’Etat en s’appuyant sur l’expertise des DRAC.
- Réviser les statuts des EPCC pour les rendre mieux adaptés à l’enseignement supérieur et engager « un travail législatif et réglementaire » pour créer un statut spécifique d’établissement public territorial d’enseignement artistique supérieur.
- Définir et mettre en œuvre un pilotage territorialisé de l’enseignement supérieur de l’art et du design par le ministère de la Culture, notamment en généralisant les postes de conseillers à l’enseignement supérieur dans les DRAC (actuellement au nombre de six).
- Cartographier l’ensemble de l’offre d’enseignement supérieur de l’art et du design à l’échelle régionale, qu’il soit national, territorial, associatif ou privé, dans l’esprit des “Schémas d’orientation pour les arts visuels” (Sodavi) et inciter l’Etat à fonctionner selon une logique de réseau en s’inspirant du Schéma national d’orientation pédagogique de l’enseignement public spécialisé (SNOP) de la danse, de la musique et du théâtre.
- Mettre en place un recrutement des étudiants plus territorialisé.
A noter cet “angle mort” : « Pour la plus grande partie d’entre elles, les écoles d’art territoriales organisent des ateliers de pratique amateur. » Or cette activité qui constitue « une part essentielle de l’ancrage territorial de ces établissements » reste “en dessous de tous les radars”.
Quel qu’en soit l’usage qui en sera fait, le rapport-enquête de Pierre Oudart a d’ores et déjà une utilité évidente : il apporte une réelle visibilité à des établissements participant pleinement de la “compétence culturelle partagée” entre collectivités et avec l’Etat.