L’Observatoire des politiques culturelles (OPC) et la FNCC avaient depuis longtemps identifié la nécessité d’une étude sur les profils, motivations et vécus de leur mandat des élu.e.s en charge des questions et enjeux culturels. En effet, cette catégorie d’acteurs majeure dans la construction des politiques publiques de la culture reste encore dans l’angle mort de l’analyse sociologique. Une étude, inédite, a été réalisée à partir d’une cinquantaine d’entretiens au long cours de maires-adjoints de villes et de vice-présidents en charge de la culture de Départements, EPCI et Régions, par une équipe de cinq chercheurs, sous la direction de Jean-Pierre Saez, ancien directeur de l’OPC, et d’Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique à l’Université de Nanterre, en partenariat avec le Département des études, de la prospective et des statistiques (Deps) du ministère de la Culture. Une première présentation en a été faite lors des Journées d’Avignon de la FNCC, le 17 juillet dernier. Extraits.
Programmée dans le cadre des journées professionnelles du Festival d’Avignon, son co-directeur Paul Rondin a souligné d’emblée l’importance de cette rencontre sur le rôle des élu.e.s à la culture pour les professionnels. « Pour nous, qui sommes à un poste d’observation, nous ressentons qu’être élu.e à la culture n’est pas toujours perçu comme la plus sérieuse ou la plus importante des choses au sein d’un conseil territorial quel qu’il soit. Pourtant, à notre sens, il est celui ou celle qui va, de la manière la plus désintéressée, organiser l’irrigation de notre société. La culture n’est ni une finition ni un détail ; elle est l’oxygène qui circule dans les veines de nos mondes parfois parallèles, et c’est bien à cet endroit-là que la culture a cette fonction fondamentale de relier, d’alimenter, de distribuer le quotidien de nos concitoyens et ce rôle de révéler la diversité en faisant œuvre commune – ce que peu de domaines arrivent à réaliser en même temps. »
La conviction des organisateurs du Festival d’Avignon quant à la nécessité d’un dialogue avec les élu.e.s locaux n’est pas nouvelle. Elle est aux origines du Festival, comme le rappelle Emmanuel Wallon : « C’est à Avignon que leur rôle a été révélé par les Rencontres d’Avignon, à l’invitation de Jean Vilar et, pour autre figure essentielle, de Jack Ralite qui a beaucoup œuvré pour montrer le travail de maïeutique de nouvelles vérités et de nouvelles réalités auquel participent les élu.e.s dans leur ville. »
Vue d’artiste. Plus avant dans cette matinée intitulée “Parcours, situation et défis des élu.e.s à la culture aujourd’hui”, la comédienne mais aussi membre du Conseil d’administration de l’OPC et ancienne présidente de la Fédération nationale des arts de la rue, Laetitia Lafforgue, confirme l’importance pour les artistes des élu.e.s en charge de ce mandat.
« On parle de chef d’orchestre, d’animateur, de rouage, de lien – d’une manière d’être au centre de la relation au sein de différents paramètres de l’écosystème culturel… Je crois en effet qu’à chaque fois que quelque chose s’est passé, on avait un élu.e qui commençait par écouter. On a besoin qu’ils comprennent le projet. » Et surtout, précise-t-elle, qu’il ne fasse pas semblant de comprendre : « S’il ne comprend pas, on a besoin de sa part d’humilité, qu’il reconnaisse qu’il ne sait pas. S’il le reconnaît, ce n’est pas trop grave. En revanche, quand il fait celui qui sait et qui va nous expliquer, c’est super énervant ! »
D’où la nécessité de multiplier les espaces de dialogue : « Je crois en la vertu de la parole et il manque souvent des espaces de rencontre non seulement entre l’élu.e et les équipes artistiques mais aussi plus globalement entre l’élu.e et l’écosystème que lui est seul à avoir en paysage. Ces endroits de concertation et de construction de politiques publiques nationales comme locales font défaut. Ce n’est plus possible aujourd’hui. »
Pourquoi une étude sur les élu.e.s ? Le président de la FNCC identifie trois raisons majeures pour s’atteler à une étude spécifiquement dédiée aux élu.e.s à la culture. La première relève d’une nécessaire visibilité à donner non seulement à l’engagement financier des collectivités en faveur de la culture mais à la teneur même de leur travail politique. « On dit régulièrement dans les statistiques : les collectivités sont les premiers financeurs de la culture. C’est vrai, mais insuffisant. Au-delà des chiffres, l’étude montre comment l’action des élu.e.s s’incarne, comment les choses se font, se construisent, ce à quoi les adjoints sont confrontés, les contradictions qu’ils doivent gérer. »
La seconde concerne l’avenir de la décentralisation. « L’élu.e est ici au centre de la réflexion. Il est à la fois un interlocuteur pour le monde de la culture et un lien avec un écosystème politique, notamment pour défendre son budget auprès du chef de l’exécutif, pour l’expliquer à ses collègues. Il est aussi en rapport avec les citoyens auxquels il doit rendre des comptes. » L’élu.e se situe à la confluence de ces trois mondes. « Si on veut que la culture garde sa place dans notre République, c’est à cet endroit-là que les choses doivent se travailler au quotidien et là qu’elles peuvent s’inventer. »
Enfin, un dernier élément est à considérer, en lien avec la faiblesse du partenariat entre l’Etat et les collectivités qu’a mis à jour la crise sanitaire. « On a constaté un certain relâchement des politiques publiques quant aux rapports entre l’Etat et les collectivités, dans le sens d’un manque de dialogue. Remettre en avant le rôle de l’élu.e à la culture, son action et sa fonction centrale dans la construction des politiques culturelles publiques, c’est aussi travailler pour l’avenir de la culture dans notre République, en faveur de la coopération territoriale et pour le bien-être de tous, en premier lieu pour celui des citoyens. »
Pourquoi maintenant ? Emmanuel Wallon voit d’autres raisons à la pertinence d’une telle étude. Des raisons étroitement corrélées à l’actualité sociale et politique. « L’étude arrive dans une double crise, une crise sanitaire et une crise de la représentativité marquée d’abord par le mouvement des gilets jaunes mais surtout, de façon plus douloureuse peut-être et désormais inscrite dans les statistiques, par un taux de désaffection électorale sans comparaison dans l’histoire de notre République. »
Par ailleurs, le caractère très “personnalisé” de l’enquête – les motivations intimes, les parcours de vie, le ressenti de l‘exercice du mandat… – correspond à une tendance contemporaine de la sociologie : « Désormais, un certain nombre de travaux – et je crois que cette recherche en fait partie – essayent de mettre davantage l’accent sur les dimensions et les ressorts plus intimes, plus sensibles liés aux “ivresses du pouvoir local”, selon la belle formule du politiste Alain Faure », analyse Vincent Guillon, directeur de l’OPC.
Elle correspond de plus à la façon dont les Français ressentent leurs élu.e.s. Certains indicateurs « nous montrent qu’il y avait lieu de s’intéresser non simplement à la fonction mais aussi aux personnes : par exemple, les agressions physiques, verbales ou écrites contre les élu.e.s sont assez nombreuses et virales depuis quelques années », ajoute Emmanuel Wallon. « C’était un travail indispensable pour comprendre comment peut se renouer le lien de la citoyenneté entre les Français et leurs élu.e.s, en regardant de plus près la manière dont une fonction, qui en effet n’apparaît pas sur le plan financier comme la plus conséquente mais qui l’est sans doute sur le plan symbolique, est assumée, portée dans un mélange de raison et de passion par des femmes et des hommes. »
La motivation “existentielle” des élu.e.s à la culture. Jean-Pierre Saez égrène un certain nombre de données et d’enseignements apportés par l’étude dont il a été le principal pilote. C’est avec un ton empreint d’un réel sentiment d’amitié qu’il dresse le tableau général des motivations de celles et ceux qui embrassent ce « sacerdoce » qui, s’il apporte des satisfactions, exige aussi beaucoup d’abnégation. « Les élu.e.s à la culture aiment certainement souffrir. Un élu emploie une très jolie formule pour caractériser cet aspect de sa vie : “Ce n’est pas une carrière ; c’est un moment.” Mais très vite, la culture se vit comme une finalité, comme un engagement, parce que ça touche profondément l’humain. Cela concerne éminemment les sensibilités individuelles et collectives. Et si elle ne l’est pas en début de mandat, la culture devient très vite pour l’élu.e un engagement de nature existentielle. En tout cas, il faut être animé de grandes motivations pour accepter toutes les contraintes qui pèsent sur ce mandat chronophage, qui exige beaucoup sur le plan personnel et familiale. »
Les témoignages des élu.e.s présents confirment ce constat sociologique. Dominique Decq Caillet, élue à Dardilly, dans la Métropole de Lyon : « Mon engagement est basé sur des valeurs. J’ai passé 45 ans au sein du service des publics. J’ai donc continué – pour moi c’était légitime – cette action-là du service au public, dans la proximité. C’est notre motivation à nous tous, à l’équipe municipale, notre ADN. Et, évidemment, la culture suppose une action en transversalité… Je me sens engagée au-delà de ce que j’imaginais. Parce que c’est en fait un souhait de continuer quelque chose vers mes concitoyens, vers le territoire. En échange, on va partager, construire. C’est faire une sculpture ensemble. »
Isabelle Vincent, élue à Chartres et vice-présidente de la FNCC : « Avant tout une citoyenne et habitante de la ville de Chartres, je me suis toujours intéressée à la vie de ma cité. Pour autant, je viens du monde de l’entreprise. J’ai été sollicitée par le maire. C’est compliqué. J’avoue qu’on a des envies. Mais en même temps il y a un investissement personnel très important. On part parce qu’on est dans une équipe, parce qu’il y a un projet, parce qu’on est emmené par un maire et parce qu’on se met au service des habitants, de la population. C’est un partage. »
Pour Florian Salazar-Martin, maire-adjoint à Martigues et vice-président de la FNCC, le mandat à la culture est aussi une sorte d’antidote à un fonctionnement de la démocratie représentative dont il s’est toujours senti un peu distant et que l’abstention actuelle délégitime en partie. « Ce qui me passionne, ce sont les gens. Ce sont les gens qui m’ont donné la force. Je me suis finalement aperçu que cette responsabilité de la culture était le meilleur endroit pour changer la société. Il ne fallait pas être maire, car là où les choses se passaient, c’était dans la relation avec les gens. On a construit beaucoup de choses à partir de là. La question est de savoir comment on vit ensemble. La culture c’est bien notre art de vivre, ce qui va bien au-delà des Beaux-Arts. Aujourd’hui, l’enjeu vraiment intéressant c’est la politique territoriale, la politique de la ville. C’est là où les gens vivent, dans la proximité, là où l’on créé de la politique, de la relation, des espaces de vie en commun. »
C’est donc la culture, mais envisagée dans toute son ampleur : « La vision culturelle la plus proche de la vision anthropologique, c’est celle qui est dans la ville, dans le village. Il n’est pas vrai qu’il faut amener la culture aux gens. Ils en ont. Ce que nous essayons de construire aujourd’hui, c’est ce qui va donner du sens à la relation humaine, donc ce que chacune et chacun est en capacité d’apporter », précise-t-il
Princesse Granvorka, alors élue à Aubervilliers, qui intervient de la salle, ressent moins la fragilité du statut d’élu.e locale. « Moi, qui suis nouvellement élue, j’ai beaucoup de joie à être en charge de la culture. Et je crois que, même s’il y a une crise de la représentation politique, la population nous rend bien notre engagement. La tâche est ardue mais on se plaît beaucoup dans cette délégation. J’ai d’ailleurs envie de dire que chez les autres collègues élu.e.s, il y a même un petit peu jalousie, finalement, parce qu’on est tout le temps sur le terrain, toujours dans cette proximité avec les habitants. »
Le politique ou la politique… Gérard Lefèvre, élu à Angoulême, également membre du Bureau de la FNCC, place l’élu.e à la culture en quelque sorte à l’extérieur de toute problématique d’ordre théorique – démocratie représentative ou démocratie directe – pour souligner une différence fondamentale : « Je ne pense pas qu’on ait envie d’être élu.e à la culture pour faire de la politique. A la différence parfois des maires, on en a envie pour le politique au sens le plus noble du terme. C’est en tout cas ce qui m’anime : travailler pour la cité, pour lutter contre l’assignation socioculturelle, pour le bien commun, pour trouver ce qui nous réunit et non pas exacerber ce qui nous divise. »
En guise de synthèse sur ce distinguo sémantique entre la politique pour le maire et le politique pour l’adjoint à la culture, Jean-Pierre Saez cite l’un des élu.e.s à la culture, ensuite devenu maire, contributeur de l’étude. « Il faut que les adjoints à la culture ne s’interdisent pas d’être en capacité de devenir maire un jour ou l’autre, parce que ce sera une démonstration que cette politique publique est importante dans le portefeuille des pouvoirs. »
Finalement, les uns s’occupent du pouvoir, les autres des gens. Pour Frédéric Hocquard, cette oscillation ne relève pas d’une opposition mais d’un passage. La véritable question est « comment l’un et l’autre discutent davantage entre eux. Avant, on avait des grands passeurs. L’élu.e aussi est à un endroit de passage entre ces deux mondes. C’est important, car il n’y a pas de décision qui se prenne sans un dialogue. »
A cette question à laquelle Florian Salazar-Martin répond par un parallèle entre l’élu.e et l’artiste – « nous, élu.e.s, somme des créateurs; en fait la même chose que les artistes » –, le président de la FNCC avance celui entre le militant et le spectateur. « Quand j’étais secrétaire à la culture du Parti socialiste, on me disait que j’allais beaucoup au théâtre, “N’est-ce pas trop ennuyeux ?” A quoi je répondais : c’est comme un meeting politique. Comme là, on peut vite se dire qu’on s’ennuie. Mais parfois aussi, au bout de deux heures, on trouve cela formidable ; on est enthousiasmé par la personne qui parle, qu’elle soit à une tribune ou sur les planches. C’est là notre sujet : comment l’élu.e retrouve des liens et ces éléments de dialogue entre le monde politique et le monde culturel de manière à construire des choses, soit des projets, soit des politiques publiques. »
Et demain ? Les interventions, de la tribune comme de la salle, convergeaient dans un appel pour davantage de dialogue pour lequel Emmanuel Wallon a tracé à grands traits trois perspectives transversales distinctes et complémentaires, « trois champs d’expérience où va être mise à l’épreuve de la capacité de réponse des élu.e.s » :
- Dialogue avec la jeunesse. « L’éducation artistique et culturelle : tant pis si c‘est un slogan, car c’est là que se jouent les solidarité territoriales et où les intercommunalités peuvent pleinement jouer leur rôle » d’élargissement de la base territoriale de l’action de proximité des élu.e.s.
- Dialogue avec les habitants. « La physionomie de la ville, la vivification des espaces urbains pour montrer que la culture peut vraiment transformer la ville. » Ce ne sera pas seulement par le hors les murs ou les tiers-lieux « mais par la mutation, l’ouverture et l’intégration de tous les espaces urbains : bibliothèques, théâtres… »
- Dialogue dans la proximité et entre secteurs de l’intervention publique. « Les élu.e.s sont de plus en plus loin. Pour que les solidarités s’expriment, il faut commencer par l’échelle la plus petite des territoires. C’est ce qui permet à l’élu.e local de s’imposer. L’élu.e doit plaider pour la spécificité de son secteur d’intervention – expression du sensible – mais aussi être toujours à même de prouver à quel lien organique avec les autres domaines il est lié. »
La difficile Quinzaine des arts à l’école… Les perspectives sont optimistes et engageantes. La réalité, elle, reste parfois difficile. En toute fin de rencontre, le vice-président à la culture du Grand Nancy et conseiller municipal Hocine Chabira prend la parole depuis la salle pour raconter une anecdote :
Constatant la difficulté d’enseignants et de parents d’une école à organiser la traditionnelle fête de l’école dans le contexte de la crise sanitaire, il a estimé que son rôle d’élu était de trouver une solution. Par exemple, puisque le quartier dans lequel se trouve l’école est habité par de très nombreux artistes et que les manifestations culturelles restaient autorisées dans le cadre scolaire, en organisant une Quinzaine des arts.
« Les parents et les enseignants sont enthousiastes. Ils étaient en attente de propositions mais leur méconnaissance du milieu les empêchait d’aller vers la culture et les artistes. Naïvement, je me suis dit en tant qu’élu, que l’idée va faire son chemin. Et j’en informe l’élu à l’éducation et l’adjoint à la culture. On me répond : “Ce n’est pas exactement comme cela qu’on fait” ; “il y a des dispositifs” ; “les services ne vont pas être contents ; c’est à eux de proposer”, etc. » [rires dans la salles]. Il tente de passer outre et propose que les services en question adoptent l’idée et la mettent en place… « “Non, ce n’est plus possible, il n’y a plus de budget”… » [rires et sourires à nouveau].
Finalement, l’initiative aboutit… « Donc j’explique à la Ville de Nancy qu’il serait bien de témoigner de cette expérience, de faire une conférence de presse. Et là, pareil, on me rétorque : “Il faut plutôt faire une conférence de presse globale sur l’ensemble des dispositifs d’éducation artistique” ; “on ne peut pas mettre le focus sur un seul projet”… J’appelle la journaliste, qui témoigne, avec un bel article. Les parents dans le quartier viennent me voir pour me remercier. » Conclusion de l’histoire : « J’apprends mon rôle d’élu. »
Et conclusion de Vincent Guillon : « Merci aussi pour ce formidable récit de l’intérieur qui attrape à peu près toutes les thématiques dont nous avons parlé aujourd’hui et qui, à ce titre, constituera une formidable conclusion de cette rencontre. »