Les élections municipales de 2020 marquent un tournant politique pour la Ville de Bordeaux avec une nouvelle équipe écologiste. Mais d’autres facteurs aussi placent la capitale régionale de la Nouvelle-Aquitaine à l’orée de mutations décisives, notamment le fort renouvellement démographique, une fusion des Régions qui étend considérablement le champ de rayonnement de la Ville et de sa Métropole, et l’arrivée de la Ligne à grande vitesse mettant Bordeaux à deux heures de Paris. Nouvel élu en charge de la création et des expressions culturelles et membre du Bureau de la FNCC, Dimitri Boutleux trace les grandes lignes d’un projet politique fondé notamment sur la participation des acteurs culturels et des habitants aux politiques culturelles, une articulation étroite entre culture et urbanisme, avec une attention à une répartition équitable de l’offre et des équipements culturelles dans tous les quartiers de la ville…
On entend parfois des interrogations sur la compatibilité entre l’approche écologique et les enjeux des politiques culturelles…
Il n’y a pas là, à mon sens, de difficulté particulière. Cela tient plus globalement à la nouveauté de l’exercice de ces mandats pour les élu.e.s d’un parti qui n’a encore que rarement été en responsabilité. Mais bien loin de nous serait l’idée de minimiser l’importance des enjeux de la culture. Au contraire. En ce qui me concerne, je suis ingénieur paysagiste, donc une profession en lien étroit avec l’urbanisme, l’architecture, le dessin et la création. Ne soyons pas caricaturaux : les écologistes sont des gens comme les autres…
Les notions de droits culturels et de diversité n’entrent-ils pas particulièrement en résonance avec une approche environnementaliste ?
Les droits culturels sont une notion difficile pour tout le monde. Mais en effet peut-être, comme nous sommes particulièrement familiers des enjeux de la transversalité, du travail de fond mais aussi dans la proximité, cela peut nous sembler plus facile qu’à d’autres à appréhender. Le respect de la richesse culturelle des personnes constitue le socle même du bien-être en république : chacun doit pouvoir apporter sa référence, l’exprimer et que les autres puissent l’écouter, l’entendre. De ce point de vue par exemple, la question de l’espace public, qui fait partie des axes forts de notre projet, apparaît centrale.
Comment inscrivez-vous votre projet par rapport à celui de l’équipe précédente ?
Plutôt que dans une rupture, nous sommes dans une transition progressive. De toute façon, le principe de réalité s’impose : d’une part une politique culturelle ne surgit pas du jour au lendemain, et d’autre part il faut composer avec les équipements municipaux et le champ culturel professionnel et associatif tels qu’ils sont. Donc d’abord écouter. Et ce d’autant plus qu’une politique culturelle n’est pas une politique du spectacle. C’est bien plus profond et surtout plus inclusif.
Notre première action – pierre angulaire de notre volonté politique en matière de culture – est la mise en œuvre d’un Forum de la culture pour lequel on associe les artistes, les acteurs culturels et les habitants pour échanger autour de leurs modes de fonctionnement actuels, des modalités d’attribution des subventions, de leurs attentes, de leurs espoirs… On se dirige ainsi vers des orientations à court et moyen terme ; mais on entre aussi dans un temps long, notamment par un devoir de formation des agents, par exemple aux droits culturels – cela ne coule pas forcément de source –, mais également par un travail en transversalité. La progressivité de la transition que nous voulons opérer tient en partie de cette recherche de cohérence.
La particularité de votre territoire ?
Bordeaux est un endroit unique au monde, par sa relation aux éléments, par sa nature de port caché dans les terres. Aussi par la richesse de son patrimoine qui a échappé aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Il fait bon vivre à Bordeaux. Mais c’est dans le même temps une cité “jeune” qui est en train de trouver ses contours au sein d’une métropole qui elle-même cherche ses limites. Tout le monde interroge l’avenir… Nous avons par exemple un projet sur les boulevards pour lequel il nous faut composer au-delà de la ville en elle-même. Enfin, Bordeaux est paradoxale : une ville du vin au rayonnement international et pourtant longtemps comme endormie. Pour autant, elle bénéficie aujourd’hui d’une image beaucoup plus urbaine et cosmopolite. Un renversement passionnant.
Une politique culturelle est-elle essentielle ?
Nous arrivons à un moment charnière. On sait désormais que la culture constitue un marqueur important pour les villes d’aujourd’hui, à l’heure de la mobilité, des nouvelles modalités de travail liées à la mutation numérique mais aussi de l’allongement du temps libre. Ce qu’une ville peut offrir, outre le soleil, c’est sa vitalité culturelle – une dimension nécessaire. Nantes d’abord, Rennes ensuite l’ont compris. Et Bordeaux y vient, en particulier depuis l’arrivée de la ligne à grande vitesse.
Cela étant, nous voulons surtout une ville pour nos habitants, sans trop céder à la lubie du rayonnement. On tient à faire des efforts sur les quartiers, avec une attention particulière à l’offre de lecture publique, à la qualité des espaces verts. Dès la première semaine de mon arrivée, j’ai demandé à mes services que nous puissions travailler sur des cartes : où sont disposées les médiathèques, les cinémas ? Où en sont les mobilités pour relier ces équipements les uns aux autres ? De là sans doute, l’intérêt d’un urbaniste-paysagiste pour la délégation à la culture, car à nos yeux la culture est l’un des plus puissants leviers de transformation urbaine, comme l’a montré le projet de l’Ile de Nantes dont la culture a été la première graine – il y a vraiment eu là du génie !
Quelle est la fonction principale de votre politique culturelle ?
De nombreux quartiers de Bordeaux ont vu se renouveler leur population, avec l’arrivée de beaucoup de jeunes couples avec enfants. Mais l’offre n’a pas suivi, que ce soit pour la petite enfance ou pour la culture… Nous avons cet effort à faire de porter une attention particulière à l’ensemble des quartiers de la ville. D’où le projet d’implantation des LAC – “Lieux d’art et de culture” – par lequel on souhaite identifier les équipements qui sont déjà ou peuvent devenir des lieux-repères, remplissant un certain nombre de fonctions que nous estimons indispensables. La Salle des fêtes Bordeaux Grand Parc, dotée d’un espace extérieur, d’un restaurant, d’une salle de spectacle… en est un bon exemple. D’autres espaces devront être “augmentés” et accompagnés.
Quelles sont les principales lignes de force de votre projet culturel ?
Les grands axes : construire la politique culturelle avec les artistes et les habitants, placer les droits culturels au cœur de nos politiques culturelles, façonner un environnement propice à la création – donc nourrir l’écosystème culturel de manière générale –, construire des parcours d’éducation artistique et culturelle pour tous, renforcer la présence culturelle dans l’espace public, équilibrer l’offre culturelle dans tous les quartiers et valoriser le caractère multiculturel de Bordeaux ; enfin partager et pacifier la vie nocturne.
Les droits culturels portent notamment l’idée de reconnaître la contribution de chacun, que tout le monde peut nourrir tout le monde…
En effet. C’est la question du “aller vers”, de tendre l’étrier. Cela rejoint le projet des LAC, de ce point de vue particulièrement approprié : comment faire exister des lieux d’expression, en particulier des pratiques en amateur – un thème largement débattu au sein du Forum de la culture – pour lesquelles, si la question des financements s’avère particulièrement délicate, l’aide en industrie, en ingénierie de la part de la Ville est décisive ? On parle ici de ce qu’on appelle les “communs”.
C’est la question du “aller vers” : comment faire exister des lieux d’expression, en particulier des pratiques en amateur pour lesquelles, si la question des financements s’avère particulièrement délicate, l’aide en industrie, en ingénierie de la part de la Ville est décisive ? On parle ici de ce qu’on appelle les “communs”.
Accordez-vous une place et/ou fonction particulière aux arts dans l’espace public ?
La crise sanitaire a révélé qu’il se jouait là beaucoup de choses. De ce point de vue, les capacités de la ville sont encore sous-exploitées. Nous parlions tout à l’heure du Bordeaux réveillé, avec une première génération de projets avec les trams, ce qui implique aussi d’aménager l’espace public. Mais l’espace public se date. Aujourd’hui, après les projets des années 2000, la question est de comment occuper ces espaces. A Bordeaux, il y a des espaces publics majeurs mais aussi d’autres, plus petits – squares de quartiers, placettes –, qui ont besoin d’être réinventés. Avec mon collègue adjoint à la végétalisation, on travaille ensemble. La culture est transverse à l’articulation entre la transformation de la ville, celle de la société, entre le spatial et le sociétal… Nous pouvons être au cœur de ces enjeux multiples. Nous portons par exemple un projet d’hôtel particulier, anciennes archives municipales, qui devait être vendu pour en faire un hôtel. On a décidé d’en faire un tiers lieu culturel d’économie sociale et solidaire, un peu sur le modèle de l’hôtel Pasteur à Rennes.
Quelle est la place de la vie associative dans votre projet culturel ?
La vie associative est essentielle. Tout se joue là. La Ville gère des équipements, principalement des musées, des salles, l’Opéra…, mais ce sont les associations qui portent plus de 50% de l’ADN culturel de Bordeaux. Une municipalité ne détient pas la force culturelle d’un territoire ; elle l’accompagne.
Quels sont vos rapports avec l’intercommunalité ?
La compétence culture est restée municipale, ce qui n’exclut pas des ponts, notamment entre les scènes de musiques actuelles, entre certains théâtres qui s’associent. Le débat est long et compliqué. Faut-il garder la maîtrise culturelle à l’échelle communale ? C’est une question d’identité. Une question politique aussi. Cela étant, on aura quand même besoin de portage intercommunal dans certains domaines ; par exemple pour l’Opéra, qui rayonne sur toute la Métropole et au-delà sur la Région, car c’est beaucoup trop lourd pour la seule commune de Bordeaux.
Quoi qu’il en soit, nous avons des richesses en partage : le fleuve, les côteaux de vignobles de la rive droite, la base sous-marine. Nous sommes sur une constellation de lieux et de paysages qui font culture. Et puis les gens pratiquent de fait la Métropole. Encore une fois, avec des cartes, on voit tout ce qu’il est possible de faire. Il y a notamment beaucoup de travail pour mieux intégrer la rive droite de la Garonne.
Vos relations et vos attentes vis-à-vis du Département, de la Région ? De la DRAC ?
Il y a un très joli alignement de planètes entre la Région et le département de la Gironde, ainsi qu’une grande attention de la DRAC, avec une envie de nous aider et de travailler ensemble. Ce qui est précieux, en particulier parce que Bordeaux a un patrimoine historique lourd à entretenir. Plus qu’une question de crédits, on a besoin de développer une certaine logique entre nos programmes, entre nos volontés politiques, par exemple envers la jeunesse, les écoles ou pour le rayonnement de l’Opéra, pour l’archéologie, avec la grotte de Lascaux en Dordogne. Des dialogues peuvent être développés. Nous sommes en train d’accéder à une grande échelle de Sud-Ouest très intéressante.
Vous venez d’entrer au Bureau de la FNCC. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de la Fédération ?
C’est déjà énorme pour un jeune élu de pouvoir disposer d’un espace de dialogue comme l’est la FNCC, où on peut dire ses difficultés, ses doutes, demander des conseils. De tels lieux, comme aussi France urbaine, où l’on se retrouve entre élu.e.s sont très précieux. On est très isolés et on se sent parfois assez seul, très exposé. Ces associations permettent de trouver un peu de courage et de réconfort. On se dit : bon, je ne suis pas le seul à traverser ça ; c’est donc normal. Sans doute les professionnels du politique sont plus aguerris. C’est ambigu. Les Français ont voulu des gens de terrain, mais il n’y a pas trop d’indulgence… Heureusement, certains nous disent de ne rien lâcher, de rester nous-mêmes. Et puis avec le temps, on commence à s’armer.
Propos recueillis par Vincent Rouillon