Entretien avec Noël Corbin, inspecteur général des Affaires culturelles et co-auteur, avec l’Académicien Erik Orsenna, du rapport “Voyage au pays des bibliothèques : lire aujourd’hui, lire demain… »
Comment expliquer le regain d’intérêt pour les bibliothèques ? A quel manque – culturel, sociétal, politique – cela correspond-il ?
Il n’y a pas de surgissement de l’enjeu des bibliothèques, mais un processus progressif avec différents paliers liés à des moments politiques. Le premier a été le rapport de la sénatrice Sylvie Robert à la suite d’un débat parlementaire sur l’ouverture des commerces le dimanche (et pourquoi pas celle des bibliothèques ?). Deuxième temps, la campagne électorale d’Emmanuel Macron qui, une fois élu, a souhaité porter cette problématique de l’ouverture des bibliothèques comme une question importante. Enfin, la ministre de la Culture a voulu s’en saisir, car les bibliothèques sont les équipements culturels les mieux implantés dans les territoires et donc, avec 16 500 bibliothèques en France, le meilleur vecteur pour porter la culture. Donc une politique en rien verticale, décidée depuis Paris, mais conçue avec et sur les territoires. J’ajouterai qu’il ne s’agit pas uniquement de la question de l’ouverture dominicale mais de mieux reconnaître les bibliothèques en tant qu’outils de pratiques culturelles.
On a un peu de mal à cerner les types de projets qui ouvriraient droit à l’aide supplémentaire de la DGD. Est-ce essentiellement ciblé sur l’extension des horaires d’ouverture ?
Cette expression “mal cerner” n’est pas forcément négative… En effet, les projets qui bénéficieront de l’augmentation de la dotation générale de décentralisation (DGD) sont appréhendés au travers de leur adéquation avec les territoires dans leurs spécificités. Il n’y a aucune visée homothétique – pas de modèle – dans notre politique, simplement l’idée que les bibliothèques doivent battre au même rythme que la cité. D’où d’ailleurs notre proposition d’accompagnement des diagnostics territoriaux. Et de fait, la plupart des projets que nous avons reçus ne portent pas sur l’ouverture le dimanche. Ouvrir “plus” c’est aussi ouvrir “mieux”, ce qui suppose des aménagements des locaux et une meilleure organisation du travail des bibliothécaires, par exemple grâce à l’automatisation, afin qu’ils aient davantage de temps à consacrer aux usagers.
Enfin, il faut rappeler que si la DGD est essentiellement conçue pour l’investissement, les 8M€ supplémentaires pourront abonder des crédits de fonctionnement, donc concerner la masse salariale.
Quel délai pour déposer des projets ?
Plusieurs délais doivent être pris en compte. Pour ce qui est des crédits de 2018, ils doivent être consommés en 2018. Nous avons donc besoin d’informations afin de pouvoir prévoir l’exécution des dépenses. Pour autant, des dépenses peuvent être engagées tout au long de l’année, d’où la mise en place d’un espace collaboratif pour tous les conseillers lecture des DRAC.
Au-delà, nous constatons un très vif intérêt de la part des collectivités. Et, entre le moment où il se manifeste et celui où il se concrétise, six à huit mois peuvent se passer. Beaucoup des projets seront réalisés en 2019.
Les DRAC pourront-elles accompagner le montage des projets ?
Oui. Les conseillers lecture des DRAC sont fortement mobilisés et mènent en particulier un important travail avec les bibliothèques départementales de prêt (BDP), lesquelles jouent un rôle fondamental de conseil et de formation des agents.
Les bibliothèques sont des équipements municipaux et l’une des réussites de la décentralisation. Pourquoi un plan national ?
Je ne crois pas que la Ministre parle de “plan national”. La logique reste décentralisée. En revanche, il y a une “ambition nationale” – celle du président de la République – pour que les bibliothèques soient plus présentes dans la vie des citoyens, avec le relais des DRAC et des collectivités territoriales. C’est donc une ambition nationale déclinée selon les spécificités des territoires.
Il y a le savoir-faire, mais aussi le “faire-savoir”, ce qui suppose, au-delà de la réponse aux usagers, d’aller vers les non-usagers grâce à des liens avec les associations du champ social, éducatif et, bien sûr, culturel.
Comment respecter et accompagner l’extrême diversité de l’offre des bibliothèques : gastronomie, jeux vidéo, loisirs, voire yoga, sports… ? Et n’y a-t-il pas un risque de dilution de leur identité ?
Cela pose la question de ce qu’est une bibliothèque et quel est son périmètre d’intervention. De cela dépend tant son identité que son attractivité. La bibliothèque est un lieu lié à la connaissance, pour son développement, notamment au travers du texte. Mais la ministre de la Culture est très attachée à la notion de droits culturels – la culture est un bien commun –, à la possibilité pour chacun de vivre sa propre culture. La gastronomie et le sport relèvent également des droits culturels. Quant au risque de dilution, il n’y en aura pas si la bibliothèque est confortée dans son identité et son offre. D’où l’importance de réfléchir aux métiers des bibliothèques.
Le Congrès de l’ABF s’interroge sur l’image des bibliothèques, parfois désuète. Beaucoup identifient mal cet équipement. Comment moderniser leur image ? Comment leur donner plus de visibilité ?
Le 10 avril, Françoise Nyssen a fait part aux élu(e)s et aux bibliothécaires de sa volonté de donner plus de visibilité aux bibliothèques. Il y a le savoir-faire, mais aussi le “faire-savoir”, ce qui suppose, au-delà de la réponse aux usagers, d’aller vers les non-usagers grâce à des liens avec les associations du champ social, éducatif et, bien sûr, culturel. De tels partenariats fonctionnent très bien et partout.
La première priorité consiste à mettre en lumière ce qui existe déjà aujourd’hui et à montrer que les bibliothèques ne sont pas ce qu’on pense qu’elles sont. Il ne s’agit pas de faire un “grand soir” des bibliothèques, mais d’engager leur transformation progressive en “maisons de service public de la culture”, grâce à un accompagnement de l’Etat et avec les collectivités en ingénierie et en moyens financiers.
Ne faut-il pas parler des bibliothèques ailleurs, et non seulement entre bibliothécaires et entre élu(e)s à la culture ?
Voilà précisément toute la volonté de cette ambition nationale. Les directeurs des DRAC, par exemple, sont mobilisés pour parler des bibliothèques quand ils rencontrent des élu(e)s. La Ministre prône également l’établissement de conventions très fortes entre équipements culturels, avec les écoles primaires, les collèges… Pour favoriser cette logique de réseau culturel, la bibliothèque peut jouer un rôle majeur : elle représente le meilleur passeur pour faire vivre une politique culturelle.
Les bibliothèques ont perdu leur vocation encyclopédique à cause d’Internet. Comment concevoir leur cœur de métier ? Ne devraient-elles pas, chacune, développer une sorte de spécialisation, de spécificité ?
Le cœur de métier des bibliothécaires est avant tout lié à la nature de leurs collections. Par exemple, l’Etat met à disposition des collectivités soixante conservateurs nationaux chargés d’une mission patrimoniale autour des fonds – chacun ayant sa “couleur” – pour leur mise en valeur. Une mission qui bénéficie de la dématérialisation au travers de mises en réseau et de portails. Un sujet sur lequel le ministère est au travail.
On observe une tentation à charger les bibliothèques de réparer tous les maux de la société : lien social, inégalités sociales, territoriales, “fake news”… N’est-ce pas trop leur demander ?
Chaque lieu de culture est responsabilisé pour ce qu’il peut apporter. Bien entendu, ces possibilités varient selon les équipements : un point lecture ne pourra pas réaliser ce que peut une bibliothèque avec cinquante agents. Notre souhait est que les acteurs ne soient pas isolés mais parties prenantes d’un maillage. Ainsi, pour lutter contre les “fake news” ou les replis communautaires, ce sont non seulement l’ensemble des bibliothèques qui peuvent se mobiliser, mais tous les autres acteurs culturels aussi, dans une logique de complémentarité et de réseau.
Le plan prônait l’intercommunalisation…
Le rapport de la mission Orsenna s’est peut-être mal exprimé. Il parlait non des EPCI mais de toutes les formes de mise en complémentarité, via des réseaux souples. Par exemple, en région PACA, et hors d’un cadre intercommunal, plusieurs bibliothèques se sont associées pour recruter des agents supplémentaires et leur demander de travailler à la mise à dispositions des fonds sur plusieurs communes rurales. L’intercommunalisation est possible, mais elle n’est pas indispensable. Seul importe le résultat, car une bibliothèque isolée ne pourra pas grand-chose. Il revient à chaque collectivité de construire le réseau qu’elle juge le plus pertinent sur son territoire.
Qu’attendez-vous de la FNCC sur cet enjeu ?
Nous sommes attachés à tisser une relation très forte entre le ministère et les associations de collectivités, ce que montre l’importance que la Ministre confère au Conseil des collectivités territoriales pour le développement culturel (CCTDC) – une instance où sont représentés les régions, les départements, les villes de tailles différentes. Mais la FNCC, membre important de ce Conseil, a l’avantage de représenter toutes les collectivités et spécifiquement sur le plan culturel. Notre souhait est qu’elle soit une force de multiplication du débat, des réseaux et une instance de propositions, de parole portée, d’échanges. Elle est pour nous un partenaire de premier plan.
Propos recueillis par Vincent Rouillon