Le “Brooklyn de Paris”, dit-on… Montreuil, en région parisienne, compte 110 000 habitants, de très nombreuses communautés d’origine étrangère, 35% de logements sociaux et 10% d’artistes. C’est aussi une ville où « chaque enfant, dès la crèche puis au cours de son parcours scolaire, rencontre et échange régulièrement avec des artistes ! » Alexie Lorca, maire-adjointe en charge de la culture et de l’éducation populaire de la Ville, et vice-présidente à la même délégation d’Est Ensemble – le Territoire de 440 000 habitants du Grand Paris dont fait partie Montreuil – ainsi que vice-présidente de la FNCC, décrit une politique fondée sur les droits culturels avec pour ambition de vivre par la culture, dans le partage des cultures. Et surtout de promouvoir la familiarité de jeunes avec la culture et d’accompagner leur vocation artistique. Avec, parmi les axes prioritaires, un fort engagement politique dans le soutien au réseau des cinémas municipaux d’Est Ensemble, la présence de l’art et de la culture dans l’espace public, l’accompagnement des artistes et de la création ainsi que le soutien aux pratiques amateurs.
La nouvelle équipe municipale s’inscrit-elle dans la continuité ? Le mandat à la culture est-il un choix de votre part ?
On est repassé dès le premier tour mais avec une équipe tout à fait renouvelée et beaucoup plus désireuse de travailler ensemble. Pour ce qui est de mon mandat à la culture, j’avais hésité pour le premier. La responsabilité convenait-elle pour quelqu’un qui, comme moi, venait de la culture ? N’allais-je pas trop être juge et partie ? Finalement je l’ai très bien vécu ; il y a quand même plus de 10% d’artistes et de professionnels de la culture dans la population montreuilloise, avec plus de 2 000 intermittents, 250 compagnies… Le maire m’a donc reproposé la même délégation, en y ajoutant l’éducation populaire car, dans une ville comme la nôtre, c’est extrêmement important de pouvoir travailler les deux dimensions ensemble.
Je suis aussi vice-présidente de la culture et de l’éducation populaire à la communauté d’agglomération Est Ensemble dont l’une des caractéristiques fortes est de n’avoir que des cinémas publics en régie directe – et des dispositifs d’éducation à l’image qui touchent plus de 100 000 enfants par an –, que ce soit à Bagnolet, Romainville, Noisy-le-Sec, Bobigny, Bondy… Soit six cinémas (treize salles), dont Le Méliès à Montreuil qui, avec six salles, est le plus grand cinéma “art & essai” d’Europe. Nous en sommes très fiers.
Quelle est la particularité de votre territoire ?
On nous qualifie souvent de “Brooklyn de Paris”… Chaque fois que je présente Montreuil, je commence par des chiffres sur ses réalités sociales, que ce soit sur les revenus, avec une forte proportion de personnes bénéficiant de l’aide alimentaire, un taux de chômage de plus de 12%, 26,5% d’habitant.e.s vivant sous le seuil de pauvreté, quinze foyers de travailleurs migrants avec une part importante de sans-papiers… Nous avons mis en place des dispositifs pour tenter de maîtriser la gentrification. Nous souhaitons préserver la mixité de la ville qui, au fil des différentes strates d’immigrations, a fait son identité et sa richesse. Les politiques culturelles que je mène sont fonction de ces réalités et de ces volontés politiques. Rendre accessibles les propositions culturelles à chacun.e est un enjeu majeur.
Arrivez-vous à promouvoir aussi le mélange des personnes dans les publics ?
Je ne me reconnais pas dans une forme d’autoflagellation assez partagée qui prétend que la culture pour tous est un vœu pieux et que les théâtres, par exemple, restent hermétiques au plus grand nombre… D’abord, parce que ce n’est pas vrai. Si la mixité des publics de nos théâtres n’est pas en tous points celle de notre ville, il est faux de prétendre qu’elle est inexistante. Ne serait-ce que grâce au travail quotidien élaboré avec les établissements scolaires, les centres sociaux, les associations ou les maisons de quartier, qui vise à initier et à rendre autonomes les publics au fil de leur vie. Ensuite, parce que c’est faire fi du travail réalisé au plus près des habitant.es par les agents du service public, les associations, les artistes en termes d’EAC ou de médiation culturelle. Cet engagement porte ses fruits. On constate notamment, et de plus en plus, une émergence de jeunes des quartiers qui se dirigent vers des métiers culturels. Nous essayons de les accompagner, notamment via des parrainages avec les artistes professionnels de Montreuil.
Grâce aux politiques volontaristes menées dans la ville depuis des décennies, grâce aux artistes qui y vivent et aux nombreuses associations, le rapport des habitant.e.s aux arts et à la culture est assez familier. Récemment une consultante spécialiste des politiques de prévention contre la délinquance, observait que, grâce à ses politiques associatives et culturelles et à la présence forte et active d’artistes, Montreuil était plutôt “calme”, comparée à des villes de caractéristiques approchantes ! J’en veux pour preuve notre festival de hip-hop qui jusqu’à présent a réuni 10 000 personnes sur la place de la mairie, sans aucun débordement, grâce notamment à la présence de jeunes bénévoles que nous avons formés.
Evidemment, je mets en avant tout ce qui marche le mieux ! … mais il y a à Montreuil une mixité plutôt réussie, avec des personnes issues des strates successives d’immigration, d’abord les Italiens, les Portugais, puis les gens du Maghreb, d’Afrique. Et aussi des Roms et Tziganes, très présents et avec qui on travaille beaucoup sur la culture, en particulier sur un projet de festival de jazz manouche. A cette diversité, il faut aussi ajouter de très fortes traditions ouvrières, syndicales, anarcho-syndicalistes et aussi écologistes.
A l’origine des droits culturels, il y a l’idée de faire valoir la voix de personnes invisibilisées…
Pour nous, la notion de droits culturels est presque naturelle. Elle correspond à notre approche : valoriser, visibiliser et faire se rencontrer les cultures. Quand on parle de culture, beaucoup disent : Oh, ce n’est pas pour moi ! Je ne suis pas cultivé… Une sorte d’appréhension face à quelque chose qui semble institutionnel, qui vient de l’école. Si vous répondez que tout le monde a une culture, que la culture fonde l’humanité de façon individuelle et collective, les gens comprennent très vite. Et si vous continuez en disant que les propositions culturelles visent aussi à échanger entre cultures, à faire connaître sa culture, donc son humanité particulière, le débat s’enclenche. J’aborde souvent la notion de culture à travers la cuisine, qui est aussi un art, et la musique. On passe aussi par le conte. Nous avons la chance de compter de nombreux griots et griottes (ce qui permet de valoriser l’art et la culture à travers les femmes.)
Nous avons aussi créé un grand festival jeune public interdisciplinaire, le Marmoe – le mois des arts à Montreuil pour l’enfance) coordonné par la Ville. Toutes les structures et artistes de la ville y participent, avec pour dénominateur commun l’action en direction du jeune public. On l’ouvre chaque année avec un concert d’un artiste issu d’un pays différent. Les enfants travaillent avec cet artiste et participent au concert. Plus de 500 enfants partagent désormais à cet événement.
Pour en revenir aux droits culturels, ce festival propose des ateliers et des moments d’échanges entre professionnels, avec les artistes, les assistantes maternelles, les personnels des crèches… pour réfléchir ensemble sur ce qu’est l’art pour les plus petits. De ce même point de vue, nous organisons des résidences d’artistes – principalement des plasticiens – en crèche, ce qui permet, via les parents et les personnels des crèches, d’inclure nombre de personnes qui ne fréquentent pas naturellement les lieux de culture.
Quel sens donner à la culture dans le projet politique ?
La culture est, avec l’éducation, au cœur du projet municipal. Le budget culture est sanctuarisé depuis 2014. La portée transformatrice et émancipatrice de la culture est pour nous primordiale. Ce qui me fait vraiment plaisir c’est de voir l’émergence de vocations artistiques dans nos quartiers ; ça témoigne déjà d’une transgression par rapport aux déterminismes sociaux institutionnels franco-français, mais aussi par rapport au milieu familial.
Par rapport aux villes capitales qui misent davantage sur la diffusion, Montreuil est un territoire où l’on peut inventer, transgresser, se tromper aussi, vivre ensemble avec la création. Les gens parfois m’interpellent : alors, qu’est-ce qu’on va avoir ce week-end sur la place de la mairie ou sur la place de mon quartier ? Cela vient notamment du fait que l’on travaille beaucoup la présence des arts dans l’espace public. Une certaine habitude s’est installée…
Vos principales lignes d’action ?
Outre l’engagement à consolider l’existant, l’une de nos principales priorités est la présence de l’art dans l’espace public. Ce qui passe aussi beaucoup par le mouvement hip-hop, par le muralisme. Nous avons recensé les murs disponibles et on est en train d’établir un catalogue de tout ce qui existe comme graph dans la ville pour proposer des ballades urbaines.
Y a-t-il un point de faiblesse particulier ?
Le fait de ne plus arriver à répondre à toutes les demandes et besoins, malgré un nombre important d’équipements – six théâtres, quatre bibliothèques, un cinéma de six salles… –, qui sont pris d’assaut ! On est évidemment toujours content d’avoir des salles pleines, mais il faut toujours veiller à la diversification. S’il ne faut pas punir les gens qui ont envie d’art et de culture parce que ça leur a été donné dès l’enfance, on doit prendre garde à ce que les autres viennent aussi. Heureusement, les agents du service public et les associations font un travail extrêmement important à destination des publics dits éloignés, en misant notamment sur la rencontre avec les artistes, ce qui constitue pour nous un enjeu central. A Montreuil, on ne peut pas mener une scolarité sans rencontrer et travailler avec un artiste, sans aller au théâtre, au cinéma, au centre d’art…
Quelles sont vos relations avec le Grand Paris ?
J’ai monté un groupe culture avec les élu.e.s et les DAC des Villes qui font partie d’Est ensemble. Cela fonctionne très bien. Le fait de pouvoir échanger au moins une fois par mois, de pouvoir se parler est vital ! En matière de culture, nous n’avons pas pour le moment de lien particulier avec la Métropole du Grand Paris.
Vous venez d’entrer au Bureau FNCC. Vos attentes ?
Cela m’apporte beaucoup de rencontrer d’autres élu.e.s à la culture, d’échanger, d’avoir des retours d’expérience. La ruralité m’intéresse tout particulièrement, car il peut y avoir des problématiques similaires avec nos quartiers, même si les difficultés ne sont pas liées aux mêmes causes. Il est aussi important d’être soutenus par d’autres élu.e.s. Lorsque, pendant la crise sanitaire, le CNC a distribué des aides à tous les cinémas sauf à ceux en régie directe, j’ai pu en faire part aux collègues et leur proposer de signer la pétition qui demandait une égalité de traitement.
Le fait de pouvoir s’aider s’avère d’autant plus précieux qu’il y a toujours, quel que soit le Gouvernement, un problème de défiance de l’Etat envers les collectivités. Ces solidarités sont très bénéfiques pour qu’on soit davantage associés aux concertations. Et elles sont essentielles pour défendre les politiques culturelles avec leur financement, qui, si elles relèvent de compétences partagées, ne sont pas des compétences obligatoires, donc forcément fragiles et menacées par les restrictions budgétaires.
Propos recueillis par Vincent Rouillon