La préservation de la santé auditive et de la tranquillité publique exige une règlementation. De ce point de vue, le décret « son » de 2017 est pleinement légitime en son principe. Et le collectif Agi-Son, qui milite pour des modes de diffusion sonore harmonisant l’exigence esthétique et festive avec le respect de la santé auditive, ne rejette aucunement cette initiative pour laquelle il a milité. Mais, en l’état, ce décret est très largement jugé inapplicable du point de vue technique et lourd de risque pour la diversité de la création musicale. Il pose aussi de nombreuses questions proprement politiques que le Livre blanc (février 2022), rédigé par Agi-Son, analyse et illustre en détail au travers notamment des propos d’élu.e.s recueillis lors du Tour de France de 2021 pour sensibiliser aux impacts que pourrait avoir ce nouveau projet de législation sonore.
La question est complexe, car des légitimités contradictoires s’affrontent. Ainsi, le sociologue de la culture et membre du comité scientifique de la Plateforme de la Vie nocturne Gérôme Guibert note d’une part que, s’il est vrai que « le son, en particulier lorsqu’il est non choisi, est une nuisance », de surcroît dangereuse à haut volume, il n’en demeure pas moins que « l’immersion dans le son à haut volume est une expérience esthétique inestimable, en particulier lorsqu’elle est partagée collectivement ». Telle est l’équation que doit résoudre une législation sur les niveaux sonores, ce à quoi peine le décret « son » de 2017. Car, selon une formule de la journaliste Hélène Girard, il est « l’archétype de l’impasse réglementaire » : des intentions louables, une complexité redoutable et des ambigüités notables, le tout installant une « insécurité juridique permanente, car le texte est soumis à l’interprétation des préfets et est donc source d’inégalités territoriales ».
Agi-Son, qui a réalisé un Tour de France pour sensibiliser les acteurs et les élu.e.s aux problématiques soulevées par ce texte (encore en attente d’un arrêté d’application), publie aujourd’hui un Livre blanc. Ce travail mesure en particulier les dimensions politiques d’une législation sonore. Des impacts tels que les élus ne peuvent faire l’impasse sur le sujet puisqu’ils sont triplement impliqués : en tant que gestionnaires de lieux, en tant qu’organisateurs d’événements et parce qu’ils sont responsables de la tranquillité publique. « Trop souvent, on résume ce sujet à des questions d’autorités de police. Or les élus sont aussi organisateurs des événements et généralement les premiers interpellés en cas de difficultés », explique Frédéric Hocquard, élu à Paris et président de la FNCC.
Impacts sur la santé publique et la prévention. Certes, c’est l’écoute au casque qui représente le danger majeur pour la santé auditive. Mais les concerts proposés en salle ou en extérieur, pour beaucoup financés par les collectivités, portent aussi une responsabilité sanitaire, tout comme ils contribuent au plaisir musical et à la vie sociale. « En tant qu’élue, je suis sensible à ce que les habitants puissent avoir des moments de plaisir partagé en déployant des événements dans l’espace public, au plus près des habitants. L’émotion collective passe par un certain volume », dit Aline Chassagne, maire-adjointe à Besançon. Positivement comme négativement, la régulation sonore participe des cadres des politiques culturelles locales.
Impacts sur la tranquillité publique et le vivre ensemble. Ce qui est musique et plaisir pour les uns est bruit et stress pour les autres… D’où de multiples conflits entre organisateurs d’événements musicaux et riverains dont les élu.e.s sont les arbitres au regard de la loi puisqu’ils ont l’obligation, en application du Code général des collectivités territoriales, d’assurer la tranquillité publique des habitants de leur commune au moyen des dispositions du Code de la santé publique, du Code de l’environnement ainsi que d’arrêtés municipaux. Une obligation qu’il faut concilier avec celle de l’animation culturelle de leur territoire.
« On cherche continuellement le point d’équilibre entre riverains et animation nocturne de la ville. C’est long à construire et ce décret ne nous y aide pas ! Il faut le modifier », a déclaré le président de la FNCC lors de l’étape francilienne du Tour de France 2021 d’Agi-Son. Même constat du maire-adjoint de Marseille, Jean-Marc Coppola, à l’occasion de l’étape en Région Sud : « Il faut trouver les conditions du vivre ensemble. Le bon équilibre entre tranquillité et vie culturelle. »
Musique et bien-être. La santé ce n’est pas uniquement « ne pas être malade », précise Agi-Son, qui pose la question : Quid du bien être psychologique que la musique procure ? La crise sanitaire a en effet mis à jour négativement la dimension de santé publique de la culture, en constatant une réelle souffrance psychologique liée à son absence. Si le bruit est une nuisance, l’absence de son – de musique – en est une aussi, notamment en ce qu’elle élude des moments de sociabilité essentiels à l’équilibre psychologique. Un équilibre qui passe significativement par la participation à des événements artistiques relevant des politiques culturelles publiques.
Impacts sur la relance et attractivité territoriale. On sait que la culture contribue à l’attractivité des territoires. Le Livre blanc, rédigé en période de crise sanitaire, s’inquiète de l’impact négatif de ce point de vue d’un décret « son » qui pourrait constituer une difficulté supplémentaire pour relancer une vie culturelle déjà fortement fragilisée et qui doit faire face à un retour timide de la pratique des sorties culturelles.
Martine Lizola, présidente de la Commission culture du conseil régional du Grand Est, identifie clairement le risque : « Le sujet de la réglementation sonore est lié au sujet de la relance ; le secteur culturel a extrêmement souffert de la crise pandémique, ce décret s’ajoute aux contraintes de fermeture des salles et de passe sanitaire. Il serait dommageable que la relance du secteur culturel se trouve entravée par le décret « son ». »
Et ce d’autant plus qu’il pourrait contraindre tout particulièrement des manifestations culturelles dans l’espace public. Florence Métivier, maire-adjointe à la culture de Saumur : « A la fin du confinement les collectivités territoriales ont été encouragées à relancer une vie culturelle pour renouer avec la convivialité. On ne peut pas à la fois nous demander d’investir le plein air et nous mettre des bâtons dans les roues. » Même revendication de la part de l’élue de Dijon, Christine Martin : « La ville, c’est un espace de vie. Ce sont des terrasses de cafés avec des concerts, des spectacles en plein air dans les parcs, les différents lieux culturels qui sortent des murs. C’est à nous politiques, à nous acteurs culturels, d’agir au plus haut niveau pour faire valoir ce qu’est l’expression musicale ! »
Droits culturels et création artistique. L’une des conséquences qu’aurait l’application du décret « son » en son état de rédaction actuelle serait d’obliger à éloigner géographiquement les manifestations culturelles des zones d’habitation, ce qui soulève la question de la mobilité et de l’accessibilité des publics. Ce en quoi Agi-Son voit une atteinte directe aux droits culturels en tant que leur respect suppose l’accès à la culture pour tous : « En éloignant l’offre culturelle, une partie du public en sera coupée. » Et que confirme Hugues Brianceau, adjoint à la culture de Rezé : « La ville est entre le marteau et l’enclume. Actuellement, nous soutenons une association qui développe un festival de Hip Hop en plein air que l’on veut voir grandir. Le décret est un coup d’arrêt pour ce type d’initiative. »
Les témoignages de responsables de « petits lieux » (bars, cafés-concerts, petites salles…) illustrent notamment un risque de clivage territorial car ces lieux, qui souvent animent seuls les territoires ruraux, seront pénalisés par les coûts et la complexité des normes à respecter. Ce qui impactera les habitants mais aussi les artistes pour lesquels jouer dans les bars à concerts, par exemple, constitue une étape indispensable de leur carrière. Ici, c’est la diversité culturelle – notion phare des droits culturels – qui pourrait pâtir d’un décret trop rigoureux.
Impacts financiers : équipements, études, investissements. En son état rédaction de 2017, le décret « son » contraindra en particulier les lieux à effectuer, en amont de leur ouverture à des manifestations de musique amplifiée, une Etude d’impact des nuisances sonores (EINS). Pour Agi-Son, le coût de telles études peut avoir « un impact sur la programmation artistique mais également sur toute l’économie de l’événement et, par conséquent, sur la vitalité culturelle créée sur le territoire ».
En écho, cette inquiétude de Nathalie Marty, élue à Séverac d’Aveyron : « Dans la commune où je suis élue, nous possédons cinq salles polyvalentes et aucune n’est équipée en sonorisation. Si on a besoin de réaliser une EINS à chaque installation, ce sera intenable car beaucoup trop coûteux. » Même crainte de la part de l’élu à la culture de la communauté de Communes ELAN, Laurent Bourdier : « La communauté de communes ELAN recense 24 salles des fêtes à aménager et cinq festivals… Le coût de mise en conformité n’est pas supportable par les collectivités. Les élus préfèreront plutôt se priver de l’activité. »
Un enjeu partagé. La conclusion s’impose. « Les difficultés exprimées, depuis la sortie du décret le 7 août 2017, par Agi-Son et ses réseaux professionnels membres étaient les mêmes que celles rencontrées par les structures musicales sur le terrain et par les élus des collectivités territoriales. » Pour autant, l’objectif d’Agi-Son n’est pas d’abroger des mesures nécessaires à la santé des Françaises et des Français, mais de les adapter aux spécificités de tout un secteur en proposant une voie médiane conciliant les intérêts de chacun et, notamment la tranquillité des riverains. Une perspective à laquelle s’attache en particulier le Livre blanc.