Apparue dans les années 90, la notion de patrimoine immatériel vise initialement à rééquilibrer la valorisation du patrimoine entre les pays et régions riches en patrimoine bâti et ceux dont l’héritage culturel réside davantage dans les traditions que dans les monuments. Mais toutes les cultures recèlent de pratiques orales, artisanales ou festives dont la pérennité tient à leur transmission plus qu’à leurs œuvres. Ainsi, 500 pratiques culturelles sont inscrites à l’inventaire du Patrimoine culturel immatériel en France. A l’international, l’Unesco a créé un label dédié. Pour autant, le patrimoine immatériel reconnu à l’échelle territoriale, nationale comme internationale souffre d’un manque de visibilité et de valorisation alors même qu’il suscite un fort attachement symbolique auprès des populations et recèle d’importantes potentialités touristiques et économiques.
Note sur la pertinence de la notion de patrimoine immatériel pour favoriser et illustrer une approche transversale des enjeux des politiques culturelles locales.
Conscient de cette négligence, le Sénat a publié en mai 2021 un rapport intitulé « Le patrimoine culturel immatériel : un patrimoine vivant au service de la diversité culturelle, de la cohésion sociale et de la paix« . En amont, les sénatrices Catherine Dumas et Marie-Pierre Monier ont mené de multiples auditions, notamment du président de la FNCC (16 février 2021). Le rapport souligne, d’une part, que le patrimoine immatériel constitue un enjeu majeur des politiques culturelles et, d’autre part, que les collectivités en sont des « acteurs clefs ». Parmi les 25 propositions, celle sensibiliser les élu.e.s locaux aux enjeux liés à la sauvegarde du patrimoine immatériel.
Définition-extension. Le patrimoine culturel immatériel comprend les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire, ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels associés, que les communautés reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. « L’importance du patrimoine culturel immatériel ne réside pas tant dans la manifestation culturelle elle-même que dans la richesse des connaissances et du savoir-faire qu’il transmet d’une génération à une autre » (site de l’Unesco).
Le patrimoine immatériel contribue d’une part à donner corps politique à une approche anthropologique de la culture, en pleine convergence avec les droits culturels. Et d’autre part, en étant axé sur l’activité plus que sur l’objet ou l’œuvre, à mettre la lumière sur les métiers – métiers des arts, métiers de la culture – et à les protéger contre une logique purement concurrentielle. De ce point de vue, ils relèvent, illustrent et étendent le principe de l’exception culturelle selon laquelle les biens culturels ne sont pas des “biens comme les autres” et qu’à ce titre ils sont légitimes à bénéficier d’un soutien public (Convention de l’Unesco sur la diversité, 2005). Ce dernier point peut avoir un impact économique bénéfique non négligeable pour les territoires sur lesquels se déploient ces savoir-faire, par définition localement ancrés.
Etat des lieux et diversité du patrimoine immatériel. Sur les 492 biens culturels (liste) inscrits au patrimoine immatériel de l’Unesco, vingt-trois sont français (liste). Une représentation supérieure à la moyenne (quinze). En ce sens la France – parfois en association avec d’autres pays, comme pour les tout récents inscrits : l’art musical des sonneurs de trompe (France, Belgique, Luxembourg, Italie) et l’art de la perle de verre (Italie, France) – est à l’honneur du patrimoine immatériel labellisé.
Diversité des biens français inscrits. Il s’agit pour la plupart de savoir-faire artisanaux, ce qui peut avoir des implications économiques fortes, parfois à la manière d’une appellation contrôlée. Exemples : les techniques artisanales des ateliers des cathédrales, le savoir-faire des parfums en Pays de Grasse, le point d’Alençon, le repas gastronomique français. Mais aussi des traditions festives (non légitimées comme art) : l’art musical des sonneurs de trompe, le carnaval de Grandville, les géants et dragons processionnels de Belgique et de France…
Enfin, parce que le patrimoine immatériel constitue une sorte de pendant au patrimoine “en dur” en permettant la reconnaissance culturelle de manières de faire, il rééquilibre une moindre considération vis-à-vis de traditions orales et non bâtisseuses. En France, il met plus particulièrement à l’honneur l’Outre-mer, avec la yole martiniquaise ou encore le gwoka guadeloupéen (style de musique et de danse).
Les actions de sauvegarde et de mise en valeur du label incombent avant tout aux collectivités, car ce sont par définition des biens locaux auxquels le label offre une reconnaissance internationale, même si les candidatures transitent par l’Inventaire national géré par le ministère de la Culture. De ce point de vue, peut-être importerait-il de mieux formaliser et observer – avec un travail de bilan et d’évaluation – les mesures effectivement prises pour protéger, mettre en valeur et amplifier les savoir-faire ou les traditions festives labellisés.
Transversalité. Les biens culturels immatériels relèvent d’un écosystème culturel croisant l’économie (artisanats), le vivre-ensemble (traditions festives), les expressions artistiques et les enjeux environnementaux. Prendre conscience de la nature fondamentalement transversale des biens culturels immatériels peut inciter à un décloisonnement des politiques locales publiques dont bénéficieront l’ensemble des dimensions des politiques culturelles des collectivités. Plus encore, au-delà de l’attribution, ou non, du label de l’Unesco, une telle approche pourrait favoriser l’identification de “patrimoines immatériels locaux”, car ce sont des activités et savoir-faire qui parfois ne trouvent pas leur interlocuteur public.
Coopération territoriale, internationale. En tant que savoir-faire et non monument ou œuvre, ce vers quoi fait signe le patrimoine immatériel sont des pratiques et savoir-faire qui souvent transcendent les frontières administratives et les frontières nationales. Naturellement, les actions de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine immatériel exigent la coopération entre collectivités, à des échelles variées et souvent transfrontalières. Elles peuvent aussi raffermir des liens entre la France métropolitaine et les Outre-mer et, de manière générale, favoriser la coopération internationale : jumelages, échanges, coopération décentralisée…
Préservation de l’environnement. Le patrimoine immatériel donne aussi corps à une jonction entre les enjeux culturels et environnementaux – préoccupation fondamentale aujourd’hui pour donner une nouvelle légitimité à la dépense culturelle publique.
Participation. Le patrimoine immatériel correspond également à une demande de participation citoyenne, à la manière aussi de la Convention de Faro sur “la valeur du patrimoine culturel pour la société” : un texte qui définit la valeur du patrimoine non par des critères seulement scientifiques, historiques ou esthétiques (objectifs) mais pour ce qu’ils représentent pour les personnes (critères subjectifs). Unesco : « Le patrimoine culturel immatériel ne peut être patrimoine que lorsqu’il est reconnu comme tel par les communautés, groupes et individus qui le créent, l’entretiennent et le transmettent ; sans leur avis, personne ne peut décider à leur place si une expression ou pratique donnée fait partie de leur patrimoine. »
Tolérance et dialogue interculturel. On pourrait cependant craindre un effet “communautaire” qui enfermerait les personnes dans des identités héritées et closes (un reproche récurrent fait aux droits culturels). Les principes régissant l’attribution du label sont tout autres. Ainsi, en réponse à une députée souhaitant inscrire au patrimoine immatériel les santons de Provence, le ministère précisait dans sa réponse : « Les biens proposés au label doivent favoriser le rapprochement, le dialogue et la compréhension entre les êtres humains, sans provoquer de malentendu entre les communautés ni créer tensions sociales et inégalités ; encourager le respect mutuel (y compris l’égalité des genres) et le développement durable ; exclure, enfin, toute référence au conflit, à la guerre ou à la violence, entre des êtres humains, des animaux ou entre êtres humains et animaux. » (question/réponse, 2019).
Il serait utile de promouvoir davantage d’attention, au-delà de la seule attribution du label, à la notion de patrimoine immatériel que ce label met à l’honneur. Elle correspond en bien des points aux attentes culturelles, environnementales et sociétales d’aujourd’hui. Elle peut aussi permettre d’apporter un esprit nouveau, transversal, aux politiques culturelles locales et de favoriser la coopération territoriale. Tout comme les droits culturels, plus que son effet immédiat – mais socialement et économiquement significatif –, l’avantage de la notion de patrimoine immatériel peut être d’imprimer un nouveau souffle aux politiques culturelles publiques dans leur association avec les autres dimensions de l’action publique.
15/02.2021