Dans sa note de février dernier sur « La culture face aux défis du numérique et de la crise » (synthèse sur le site de la FNCC), le Conseil d’analyse économique (CAE) souligne l’existence d’un « lien important et robuste entre dépenses culturelles par habitant et abstention, prise comme mesure du bien-être et de l’intégration politique des territoires ». Une affirmation issue d’une autre note du CAE, très économétrique, intitulée « Culture, bien-être et territoires ». Retour sur une enquête, passée trop inaperçue, qui contribue à légitimer la dépense culturelle publique et qui résonne fortement avec l’actualité électorale.
L’étude identifie l’abstention comme un indicateur de désarroi social. « Nous utilisons l’abstention pour mesurer le mal-être subjectif à l’échelle des territoires. » Ce mal-être subjectif qui se traduit par une propension accrue à l’abstention est en partie culturel. « A l’échelle des communes et intercommunalités, l’environnement culturel local est lié à la participation à la vie politique mesurée via l’abstention. » Ce qui engage la responsabilité culturelle des politiques locales puisqu’est établi « le lien entre dépenses publiques à l’échelon local, pratiques culturelles et bien-être individuel et territorial ».
Culture et participation. L’étude donne à l’interrelation entre la densité des politiques culturelles locales et le bien-être, analysé comme un sentiment de satisfaction doublé d’une confiance à l’égard des autres, une traduction chiffrée. « Les dépenses culturelles de fonctionnement sont négativement corrélées à l’abstention de façon significative. Cent euros de dépenses en plus par habitant dans une commune sont associés, toutes choses égales par ailleurs, à une abstention inférieure d’environ un point de pourcentage. » S’il reste difficile de distinguer ici la cause et la conséquence – est-ce parce qu’on s’abstient plus là où l’on dépense peu pour la culture ou l’inverse ? –, le constat s’avère solide : « dépenses et participation aux élections présidentielles et municipales sont positivement corrélées ».
L’étude précise aussi la nature de la dépense culturelle propice au bien-être et donc à l’envie de participer à la vie démocratique. « Les effets des festivals et des subventions ne sont pas significatifs tandis que la présence d’équipement semble avoir un impact sur l’abstention. » Elle souligne que le soutien aux associations a également un tel impact.
Effets d’exclusion pour les « non-consommateurs » de culture. A une échelle plus individuelle, cependant, la dépense culturelle peut avoir des effets négatifs sur les personnes pratiquant peu la culture (les « non-consommateurs culturels »). La corrélation culture/bien-être peut s’inverse en une corrélation culture/mal-être. Trois hypothèses sont avancées pour expliquer l’effet démocratiquement contreproductif d’une politique culturelle volontariste :
- La dépense culturelle peut être ressentie comme un poids fiscal supplémentaire et inutile : « Les gens qui ne consomment pas de culture ne souhaitent pas que l’argent public soit utilisé dans le domaine culturel car ils n’y voient pas d’intérêt pour eux. »
- Les choix de la dépense de culturelle peuvent se révéler en désaccord avec les attentes : alors, « les dépenses culturelles de la mairie sont mal jugées par rapport aux goûts et opinions des non-consommateurs culturels ».
- Enfin, les dépenses culturelles fortes risquent d’accentuer les clivages et d’exacerber « des sentiments de frustration relative ou de déclassement pour des gens qui se sentent exclus ou peu concernés par ces équipements ».
Ainsi, une politique culturelle n’est pas seulement neutre pour celles et ceux qu’elles ne touchent pas, pour ces populations commodément dites « éloignées ». Bien au contraire elle court le risque de les atteindre négativement : de les blesser, de les indisposer, voire de susciter leur colère contre leurs institutions et contre leurs responsables. Pour certains, la présence d’un théâtre, d’un musée n’indiffère pas ; elle agace, elle révolte. N’y aurait-il pas là l’un des facteurs de la crise de gilets jaunes ?
D’une nécessaire prudence dans la dépense culturelle. D’un côté, une politique culturelle affirmée favorise la participation démocratique des personnes déjà intéressées par la culture. De l’autre, « la relation négative importante entre dépenses culturelles et bien-être pour les individus qui n’exercent pas d’activités culturelles invite à la prudence lors du design des politiques culturelles locales ». De là deux conseils : d’une part, apporter un soin particulier à rendre inclusive les politiques culturelles locales afin qu’elles profitent à tous et pas seulement aux personnes qui effectuent le plus de sorties culturelles et, d’autre part, veiller à une meilleure répartition des dépenses et équipements culturels sur le territoire.
Le lien « robuste » entre culture et abstention que démontre, chiffres à l’appui, cette étude doit donc se lire en deux sens. Si une offre culturelle dense contribue à inclure celles et ceux qui y sont sensible à participer à la vie démocratique, cette même offre culturelle peut contribuer à exclure de la vie démocratique celles et ceux qui ne s’en sentent pas concernés. Sachant que tout le monde a une culture, la conclusion semble devoir être que les politiques doivent élargir au-delà de ce qui est actuellement le cas leur champ de la reconnaissance culturelle.
Reconnaissance de tous et respect réciproque. L’analyse de l’impact tantôt positif, tantôt négatif de l’investissement culturel suggère qu’il serait nécessaire – l’étude dit « possible » – de mettre en place des projets touchant les populations plus distanciées par rapport aux standards habituels de la valeur culturelle, de mener des politiques culturelles davantage adossées sur le principe de ce que la FNCC a appelé, dans son communiqué publié à l’aube du second tour de la présidentielle, « la reconnaissance de tous et du respect réciproque ». Donc non pas seulement sensibiliser à la culture (laquelle ?) mais être sensible aux cultures dans leur diversité sociologique. Alors, le bien-être apporté contribuera plus largement au recul de l’abstention.