La journée de réflexion du 28 mai 2018 à Martigues avait pour ambition d’explorer les voies pour co-construire les bibliothèques et leurs missions entre collectivités, entre bibliothèques, avec d’autres structures culturelles… Un chemin qu’ont montré en particulier les témoignages sur une exposition illustration-jeunesse réalisée conjointement par la médiathèque de Martigues, le musée Ziem et la librairie martégale Alinéa ou encore la politique pour la lecture publique de la Métropole Aix-Marseille-Provence. Elle s’articulait aussi autour une actualité précise : le dispositif de l’Etat en faveur de l’extension des horaires d’ouverture bibliothèques, avec un accompagnement financier (8M€) à hauteur de 50% à 80% des coûts engagés, pendant 5 ans. Mais surtout, cette mise en lumière nationale des enjeux des bibliothèques a permis, au travers d’une présentation des rapports de la sénatrice Sylvie Robert et de la mission Orsenna, de saisir la bibliothèque “de demain” sous le prisme de leur porosité avec l’ensemble de leur territoire.
Retour sur une rencontre coorganisée par la Ville de Martigues, l’Association des bibliothécaires de France PACA, l’Agence régionale du livre PACA et la FNCC.
Ouverture. Premier constat, unanimement partagé et exprimé dès l’introduction par Florian Salazar-Martin, maire-adjoint à la culture, droits culturels et diversité culturelle de Martigues et vice-président de la FNCC : la dimension inépuisable et démocratiquement centrale des bibliothèques : « La bibliothèque est peut-être l’un des plus vieux outils culturels au monde. En Occident on pense que la bibliothèque, c’est les livres, etc. Mais on sait très bien que pour une grande part de l’humanité, elle est tout autre chose. Car au-delà des livres, il y a le savoir des personnes, qu’on retrouve d’ailleurs dans les livres. Tout cela constitue une ressource absolument prodigieuse si l’on prend garde d’avoir cette bienveillance de recueillir chacune de ces ressources au même niveau et avec le même intérêt. »
Cette prégnance de l’enjeu des bibliothèques a été soulignée par l’ensemble des participants. Si le directeur de la culture de la région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), Christian Laget, reconnaît que les conseils régionaux ne sont pas les principaux partenaires de la bibliothèque, « car c’est l’outil ancré le plus profondément au cœur des territoires et donc dans les municipalités » ainsi que dans les départements, les politiques culturelles régionales ne sauraient s’exonérer de prendre leur part dans le soutien public dont elle est l’objet : « Afin de remplir les interstices entre la volonté municipale et l’action des BDP, nous avons en particulier mis en place un fonds d’intervention spécifique pour renouveler et investir dans un fonds de documents pérenne. La Région souhaite s’engager à sa mesure, à sa place, c’est-à-dire en essayant de couvrir des besoins que telle collectivité ne couvre pas. »
L’engagement régional trouve aussi sa traduction dans le travail de l’Agence régionale du livre PACA, ce qu’exprime sa directrice, Léonor de Nussac, en disant sa fierté d’avoir autour de la table, ce 28 mai à Martigues, des « représentants de haut niveau » : « Cela met enfin le sujet des bibliothèques à sa juste valeur. » Et le rapport Orsenna a aussi à ses yeux « un grand mérite : mettre les bibliothèques à la place qui doit être la leur, sous la lumière. On sait que c’est un dossier présidentiel, et les bibliothèques et les bibliothécaires le méritent bien. »
Il en va de même pour la directrice de la médiathèque de Martigues et présidente de l’Association des bibliothécaires de France PACA, Catherine Perrin : « L’important est qu’enfin les feux sont mis sur les bibliothèques ». Et de préciser que cette importance conjugue deux enjeux politiques : « Le premier est territorial. Deuxième enjeu : comment les bibliothèques vont-elles continuer à être bien des lieux de citoyenneté ? »
Le débat : forces et faiblesses du plan “ouvrir plus/ouvrir mieux”. Après la présentation par Sylvie Robert de son rapport sur l’extension des horaires d’ouverture et l’exposition du dispositif gouvernemental d’aide de l’Etat élaboré à la suite du rapport Orsenna, la présidente de la FNCC, Déborah Münzer met en garde : « Une réforme, ce n’est pas : un jour il n’y a rien et le lendemain il y a tout. » Résumant les résultats de l’enquête de la FNCC auprès de ses adhérents, elle indique les priorités de la Fédération.
Prendre en compte la diversité de l’existant… « Nous sommes très attachés à deux choses. La première, c’est la territorialisation des questionnements » et l’importance de « déshomogénéiser totalement les questions comme les réponses et de pouvoir appréhender la réalité telle qu’elle est au plus près – le rôle important des bénévoles d’un côté, celui des professionnels de l’autre, des immenses bibliothèques de plusieurs milliers de m2 ici ou des bibliobus là – afin de pouvoir valoriser les bonnes initiatives quelles qu’elles soient. Ce n’est pas nécessairement une question de quantité. On a noté des initiatives extraordinaires en territoire rural et qui restent invisibles souvent dans les radars nationaux. Comment prend-on en compte les projets existants ? »
… et se donner le temps. Outre l’incertitude sur la pérennité des aides financières de l’Etat, un deuxième problème se pose, celui du temps, car le ministère a demandé à disposer très rapidement de projets pouvant bénéficier de l’augmentation de 8M€ de la DGD dans le cadre du plan “ouvrir plus/ouvrir mieux”. « On constate un petit décalage. On nous a demandé d’avoir tous les projets bouclés, avec les bons critères, dans les bonnes cases, etc. pour justifier les 8M€ dès la fin du mois d’avril, sachant que les annonces ont été fait à la Journée des bibliothèques le 10 avril. Il restait deux semaines… Cela est totalement impossible pour une collectivité, irréaliste et de surcroît pas souhaitable. Il faut accepter la nécessité de prendre du temps, surtout quand on parle de sujets aussi essentiels et capitaux que le savoir et le partage de culture qui fait le terreau de toute notre humanité. »
En réponse à la présidente de la FNCC, Noël Corbin se dit conscient que « cela ne se fait pas en un claquement de doigts ». Mais, dès fin 2017, il y avait déjà cinquante-sept collectivités engagées dans un processus d’extension des horaires : « Ce sont sur ces collectivités que l’on table. On essaie à la fois de construire la légitimité d’une demande budgétaire vis-à-vis de nos interlocuteurs [Bercy, ministère de l’Intérieur] et de laisser le temps aux collectivités de réaliser leurs projets. »
Le temps, une question politique
La sénatrice Sylvie Robert a réalisé en 2015 un rapport sur l’extension des horaires d’ouverture des bibliothèques. Au-delà de l’ouverture dominicale, en soirée ou pendant la pause méridienne, elle insiste sur le sens de la prise en compte du temps, et non seulement du lieu.
« La question du temps a été extrêmement importante dans ma vie d’élue locale puisque j’ai eu la chance de travailler à Rennes avec un maire – Edmond Hervé – qui a commis un rapport extrêmement intéressant sur les temporalités de la ville. Il m’avait toujours dit, lorsque j’étais adjointe à la culture, que le temps était le facteur d’exclusion le plus grand qui existe. Que travailler sur la question du temps, c’était vraiment travailler sur le territoire sur lequel on vit – qui est très différent des autres – et surtout sur l’adaptation des politiques publiques à la fois aux mobilités, aux usages et à l’évolution de tout ce qui se passe dans notre société.
Aujourd’hui les gens ne travaillent plus là où ils habitent, ne consomment plus là où ils travaillent… » On constate « une diffraction des temporalités faisant qu’à un moment la question des services publics, des équipements publics et de leurs horaires d’ouverture se trouvent posée. Si vous fermez un équipement public au moment où les gens sont disponibles, la problématique de l’efficience s’impose. Voilà une question extrêmement importante, car il s’agit d’une question de démocratie. »
L’impossible taquet du +1,2%. Dans l’objectif de la réduction des dépenses publiques, le Gouvernement a imposé à 322 grandes collectivités de plafonner leurs dépenses de fonctionnement à +1,2% par an. Or l’extension des horaires d’ouverture peut difficilement s’envisager sans accroissement de la masse salariale, même si des automatisations ou des réorganisations du travail peuvent aussi y contribuer.
Gilles Eboli, membre de l’ABF et directeur des bibliothèques de Lyon, se félicite de l’initiative : « Il y a bien longtemps que je n’ai pu voir à l’œuvre une action de l’Etat aussi cohérente dans le domaine du livre et des bibliothèques. Je me félicite qu’elle soit menée au plus haut niveau », avec de plus un financement non négligeable. Mais… « l’Etat amorce une pompe que nous devrons ensuite financer nous-mêmes et il le fait au moment où il nous impose une limitation à +1,2% de nos dépenses ordinaires. » Conclusion : « Nous avons donc un travail de conviction à mener auprès de nos élu(e)s et de nos administrations. »
La conclusion du conseiller technique culture de la Métropole Aix-Marseille-Provence, Mokhtar Benaouda, s’avère un peu différente. Avec ce « pacte de responsabilité Etat/collectivités limitant les dépenses à +1,2%, il va effectivement devenir très difficile de s’engager sur une augmentation de la masse salariale correspondant à l’extension des horaires d’ouverture. Il y a là une quadrature du cercle dont il faudra absolument sortir. »
Pour Sylvie Robert, la sortie de la “quadrature du cercle” ne pourra passer que par les débats parlementaires autour du projet de loi de finances 2019. Cette « injonction contradictoire » n’est ni compréhensible ni acceptable. « Si l’Etat impulse une politique et engage des moyens, comme par exemple l’augmentation de la DGD sur l’extension des horaires d’ouverture, il eût été bien qu’il puisse exonérer cette impulsion du taquet de ce 1,2% ou 1,3%. » La demande a effectivement été faite, « mais Bercy a fermé la porte ».
Le conseiller pour le livre et la lecture de la DRAC PACA, Louis Burle, confirme l’effet négatif de la contradiction : « Ce qui est demandé par l’Etat, c’est d’un côté la diminution de la masse salariale et, de l’autre, son augmentation. Tous les élu(e)s nous rétorquent cela. » Que leur répondre ? Il faut opter pour le plus souple et présenter « la totalité de l’éventail » : emplois pérennes statutaires, temps non complets, heures supplémentaires, chargés de mission sur des contrats de cinq ans… « La liberté doit être entière pour les collectivités. »
La bibliothèque 4e lieu
Simultanément, la sénatrice Sylvie Robert et la FNCC ont élaboré la notion de bibliothèque “4e lieu”, ou encore d’“agorathèque”, c’est-à-dire d’un espace de la parole et de la démocratie. « C’était complètement idiot », s’excuse la sénatrice, « mais c’était pour dire qu’on pouvait passer de l’écrit à la parole. Dans les villes, les territoires, les agglomérations, il y a peu d’équipements culturels qui peuvent rassembler, faire du partage, travailler sur l’échange, être un équipement où se croisent les générations, les populations d’ici ou d’ailleurs, avec des envies, des attentes, des souhaits très différents. Les bibliothèques travaillent en permanence sur cette complexité. » Et la sénatrice souligne que « la complexité la plus forte est celle de l’accueil des populations migrantes. »
Loin d’apparaître comme une idée inappropriée, la bibliothèque 4e lieu a au contraire trouvé un vif écho, comme en témoigne l’enquête qu’a menée la FNCC auprès de ses adhérents mais aussi cette réaction à Martigues de Gilles Eboli, membre de l’ABF et directeur des bibliothèques de Lyon : « Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la notion de 4e lieu. Il ne s’agit pas seulement de la notion de fabrique de la cité mais de celle de la fabrique du citoyen : la cité sans la bibliothèque, ça marche moins bien. »
A noter que cette perspective s’inscrit fortement dans la liste des propositions de la médiathèque de Martigues : “fringothèque”, atelier Pilates, jeux de rôle, “aromathéraphie”, café-romans, rencontres poétiques, ateliers du bien-être, sophrologie, jeux vidéo, atelier contes africains… « Voilà exactement la synthèse de ce que sont ces lieux de culture. On y vient à la fois développer le rapport qu’on à notre corps et à notre monde », estime Noël Corbin.
Extension des horaires et/ou action culturelle ? Puis le conseiller explique, chiffres à l’appui, le plan gouvernemental et sa philosophie. « Nous ne sommes pas dans une approche comminatoire mais d’invitation » dans une « souplesse absolue ». Le budget ? « L’enveloppe est claire en région PACA. Elle est habituellement de 5,6M€ ou 5,8M€ selon les années. Cette année nous avons quasiment 800 000€ de plus. » La finalité ? « Que les moyens nouveaux soient fléchés vers des objectifs d’ouverture », avec cette précision que l’action culturelle (animations, spectacles, rencontres…) ne sont pour le moment pas éligibles aux crédits supplémentaires de la DGD.
D’où une interrogation de Déborah Münzer : « Je ne sais pas exactement ce que vous mettez sous le terme d’action culturelle, mais j’avais compris que des initiatives d’action culturelle, ou en tout cas de manifestations différentes, pouvaient rentrer dans le “ouvrir mieux” et donc pouvaient être prises en compte dans les dossiers en cours de traitement. » Et cette mise au point de Noël Corbin expliquant que la question est celle de l’adaptation aux besoins : il n’y a pas d’impossibilité à ce que les crédits permettent de prendre en compte les dépenses d’action culturelle. « Mais quand on a beaucoup de demandes, il est clair qu’on va prioriser les horaires. »