L’histoire des droits culturels est déjà longue en tant qu’outil de résilience contre des formes d’oppression culturelle exercées sur des groupes ou personnes par des forces nationales, sociales ou communautaires majoritaires.
Elle est déjà conséquente dans la réflexion internationale, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) à la Convention pour la protection et promotion de la diversité des expressions culturelles (2005), en passant par la Déclaration de Fribourg (2007).
En revanche, son inscription dans les lois françaises reste récente : loi NOTRe (2015), loi relative à la Liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (2016).
En France, cette notion continue à susciter des réserves mais aussi des difficultés d’appréhension tant elle semble aller à l’encontre des principes et objectifs premiers des politiques culturelles telles que déployées depuis soixante ans : la démocratisation culturelle et l’universalité des arts et de la culture. Pour autant, certaines collectivités et certains acteurs culturels s’en sont déjà pleinement saisi.
Et on ne peut que constater que, quelle que soit sa situation dans le monde de la culture – institutions nationales ou parlementaires, collectivités locales, structures de professionnels, milieux associatifs, chercheurs et universitaires –, chacun s’empare à sa manière de l’idée de droits culturels. La notion semble avoir fini par s’imposer dans la réflexion sur les politiques et l’action culturelles, ce dont en témoignent plusieurs documents et initiatives d’actualité.
I – Des droits collectifs ou individuels ?
L’un des débats que suscitent le principe du respect des droits culturels est de savoir s’ils sont des droits collectifs – donc politiques, émancipateurs – ou individuels : porteurs d’épanouissement personnel. Mais ces droits humains ne sont-ils pas précisément une reconnaissance que la « personne » appartient toujours aussi à un ou plusieurs groupes de personnes, que le « je » ne se conçoit pas sans un « nous » ? Quelques éléments de réflexion.
De l’Amérique du Sud… Les droits culturels puisent leur origine chez le metteur en scène et homme politique sud-américain Augusto Boal (1931-2009), auteur notamment d’un célèbre livre – Le Théâtre de l’opprimé –, point d’appui artistique pour un combat contre l’oppression de communautés minoritaires. Une approche qui a connu une répercussion mondiale, suscitant un ensemble de mouvements se réclamant de sa vision combative du théâtre. « Le théâtre n’est pas supérieur à l’action, c’est une phase préliminaire », écrivait le metteur en scène. Par leur source, les droits culturels relèvent d’une volonté de résistance politique.
… à l’Unesco. Le concept a ensuite été repris dans le cadre de l’Unesco – “Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels” (1966), “Recommandation concernant la participation et la contribution des masses populaires à la vie culturelle” (1976), “Convention pour la protection et promotion de la diversité des expressions culturelles” (2005) – toujours en ce sens d’une résilience contre des emprises multiples : d’Etats forts sur des Etats faibles, de populations majoritaires sur des minorités, des hommes sur les femmes… L’exemple le plus évident d’un déni de dignité culturelle d’un groupe est l’atteinte à sa langue.
En ce sens, il s’agit là aussi d’un droit politique : un droit des groupes et des individus qui le composent en ce qu’ils sont porteurs d’une identité et d’un héritage communs. Cependant, ces droits peuvent s’apparenter à des droits individuels puisqu’au final en défendant des valeurs collectives on défend chaque personne en ce que ces valeurs lui sont constitutives.
Héritage et liberté. Les droits culturels apparaissent doubles : reconnaissance de l’héritage culturel de chacun et reconnaissance de la liberté à accéder et voir respecté son héritage, à s’en échapper, à en connaitre d’autres. Ils articulent le déterminisme socioculturel et la capacité de pouvoir s’en extraire afin d’être à même de construire son propre chemin de sensibilité. D’où l’exigence que chacune et chacun puissent avoir accès à la culture, participer à la culture et y contribuer – ce qui rejoint la célèbre formule de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (Unesco, 1982) : « La culture émane de la communauté tout entière et c’est à elle qu’elle doit retourner. »
Les critiques à l’encontre des droits culturels. La plus forte est celle de faire le lit du communautarisme. A quoi ses défenseurs répondent que, tout au contraire, les droits culturels exigent la reconnaissance entre cultures et donc la possibilité de connaissance des autres cultures non pour qu’elles coexistent séparément mais pour qu’elles se fertilisent mutuellement dans un dialogue respectueux. Les droits culturels apparaissent alors comme la condition de l’universalité plurielle des cultures (ce qui, par ailleurs, n’en exclut pas un mésusage identitariste).
Deuxième critique, le relativisme : tout se vaudrait donc, le professionnel comme l’amateur, la musique populaire comme la “grande” musique, etc. Eléments de réponse donnés à cette critique, la remarque suivante : c’est là confondre valeur (l’art est le lieu même d’un jugement de qualité) et dignité. Et par définition, s’il y a des échelles de valeur, il n’existe pas d’échelle de dignité.
Troisième critique : ce serait un droit de revendiquer quelque chose, à la manière du droit au logement… Réponse possible : les droits culturels consacrent un droit d’être non d’avoir. Les respecter ne consiste pas à donner quelque chose mais garantir la possibilité d’y accéder : à son héritage culturel, à d’autres héritages que le sien et à la liberté d’en traiter à sa guise.
Autre critique enfin : au sens juridique, un droit est par essence collectif ; il ne peut viser l’épanouissement personnel. Peut-être faut-il ici rappeler l’origine militante de cette notion : ce concept ne s’adresse pas directement aux personnes mais veut s’imposer aux différentes formes de pouvoirs – pouvoirs politiques, communautaires, religieux, familiaux, de classe, de genre… – qui peuvent brider l’émancipation des personnes.
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Le Synavi : une conception offensive des droits culturels
Dans les propositions qu’il adresse aux candidats aux élections municipales de cette année, le Synavi (Syndicat national des arts vivants) met en première place le respect des droits culturels au sens de droits collectifs et militants.
Dans nos sociétés, les droits culturels sont interprétés comme des droits individuels porteurs d’épanouissement personnel. Pour sa part, le Synavi les revendique dans leur sens originel : « Les droits culturels impliquent une conception de la culture qui valorise les droits des minorités et des personnes et permet de combattre les formes de fascisation et de radicalisation en cours dans la société : exclusion, violence sociale, repli identitaire, perception de la culture comme violence symbolique, rejet et discrimination de l’autre, de l’étranger, sexisme, enfermement dans les frontières. » Il s’agit d’un droit des personnes en ce qu’elles subissent un déni de reconnaissance au titre de leur appartenance collective. D’où trois demandes aux futurs élus :
- l’organisation d’une vaste formation des élus, techniciens, artistes et acteurs culturels, aux notions liées aux droits culturels afin qu’un large débat puisse s’engager sur des bases communes,
- la prise en compte des droits culturels de tous, artistes comme citoyens, dans les politiques culturelles afin de les traduire en projets concrets pour tous,
- l’instauration de critères discriminants positifs pour les projets qui prennent en compte la parité femme/homme ou encore intègrent la diversité des origines sociales de la population.
II – Patrimoines et droits culturels
C’est au printemps 2018 qu’a été finalisée par un groupe d’experts internationaux, avec la collaboration de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels, la Déclaration de Genève, “Droits humains et patrimoines culturels : l’engagement des villes solidaires”. Un texte, adopté notamment par des maires de villes touchées par des destructions de leur patrimoine culturel, qui réaffirme l’importance du patrimoine culturel pour les droits humains.
Hiroshima et Nagasaki ont connu le feu nucléaire en août 1945. Depuis une décennie, de nombreuses villes ont subi des destructions de leur patrimoine : Tombouctou (2012), Diyarbakir (2016), Mossoul (2017). Quant à Erbil, l’Unesco a classé préventivement sa citadelle. Toutes ces villes ont signé la Déclaration de Genève. Une dizaine d’autres se sont jointes à elles, dont Genève, Vienne, Berne mais aussi Strasbourg, Saint-Denis et Vitry-sur-Seine : « Un immense besoin d’entraide se fait sentir », souligne la Déclaration.
C’est en lien avec ce contexte de conflits mais aussi parce que, face à la mondialisation et face à l’urbanisation grandissante, nos sociétés sont de plus en plus attachées au patrimoine, que ces villes ont éprouvé le besoin de formaliser un engagement collectif. Mais pourquoi des villes et non des Etats ? Et pourquoi faire le lien entre patrimoines et droits culturels ?
La spécificité d’un site patrimonial réside dans la manière dont il conjugue l’unicité et l’universalité, une richesse singulière et un bien commun de l’humanité mais aussi une valeur objective (artistique, scientifique et historique) et une portée affective pour les personnes. Trois ambivalences qu’ont illustré les réactions de solidarité nationale et internationale face à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Les patrimoines sont ainsi, à chaque fois, une manifestation de ce que portent les droits culturels : une application concrète, toujours localisée, toujours incarnée de l’universalité des droits humains fondamentaux. Les droits culturels transcrivent dans le prisme de la singularité et de la diversité de l’existence de chacune et de chacun les principes abstraits qui fondent nos démocraties. D’où la première partie de l’intitulé de la Déclaration de Genève : « droits humains et patrimoines culturels ».
Dans le même temps, un patrimoine est toujours tel patrimoine, sur tel territoire. Alors qu’en France, la protection du patrimoine, à condition qu’il soit “inscrit”, relève d’une prérogative de l’Etat (cf. la Lettre d’Echanges n°167), la Déclaration en confie la responsabilité première aux villes. D’où la seconde partie de son titre – « l’engagement des villes solidaires » – ainsi que cette explication du préambule : « Les villes et gouvernements locaux, en tant que premiers niveaux de gouvernance proches de leurs populations, ont une légitimité, une capacité et une responsabilité particulières en matière de protection des patrimoines culturels et des droits humains. »
Enfin, prolongeant la Convention de Faro sur la valeur de patrimoine culturel pour la société (2005), qui identifie la valeur d’un patrimoine non seulement par ses qualités objectives mais par l’importance qu’il a aux yeux de chacune et de chacun (cf. la Lettre d’Echanges n°105), la Déclaration de Genève met « la personne » au centre de ses engagements.
Le sens intime du patrimoine. Reprenant la lettre du référentiel des droits culturels, les Villes signataires s’engagent à permettre aux personnes (et non seulement à leurs habitants, car le propos englobe aussi les personnes déplacées) « d’accéder, de participer et de contribuer à la vie culturelle ». Ce respect des « droits des personnes » inclut « le droit de s’attacher aux patrimoines qui pour elles sont porteurs de valeur » mais aussi, et surtout, celui « de prendre part à leur interprétation ». Si la protection technique du patrimoine est affaire de spécialistes, l’élaboration de son sens, de sa signification appartient à tous.
Pour des politiques participatives. La coappartenance du patrimoine aux individus et à la collectivité exige des villes qu’elles « associent étroitement les personnes, dans le respect de leurs savoirs et attachements envers les ressources patrimoniales, à toute décision affectant ces patrimoines ». Une association qui concerne non seulement leur gestion, destruction, transformation ou réhabilitation, mais leur identification même. Pour ainsi dire, ce sont les citoyens qui décident de ce qui doit figurer, ou non, sur la liste des monuments “inscrits”. Les villes s’engagent donc à répertorier, documenter, conserver, sauvegarder et valoriser les ressources patrimoniales et les savoirs qui y sont liés dans leur diversité, « avec l’implication directe des populations concernées ».
Pour des politiques ambitieuses et préventives. La Déclaration préconise aussi aux Villes de renforcer leurs capacités de protection des patrimoines. Mais l’engagement va bien au-delà. Dans la mesure où le droit au patrimoine (au sens large) est identifié comme partie intégrante des droits humains, elles doivent mesurer l’ensemble de leur décisions à l’aune des droits culturels. Elles s’engagent ainsi « à évaluer de façon préventive, systématique et transversale l’impact de leurs décisions, programmes et activités sur l’exercice des droits culturels et la diversité des ressources disponibles pour les générations futures ». Bien des décisions – urbanistiques, économiques, etc. – peuvent en effet entraver le droit aux patrimoines.
Pour des politiques de solidarité patrimoniales entre Villes. Enfin, la Déclaration est essentiellement collective et solidaire, car si les Villes doivent respecter leur patrimoine propre et la participation de chacun aux décisions le concernant, c’est aussi parce que tout patrimoine peut faire sens pour tous, et ce d’autant plus que croît le nombre de personnes déplacées : « Tous se sentent concernés par les pertes patrimoniales opérées dans le monde, qui constituent un appauvrissement pour l’humanité entière. » Hannah Arendt écrivait « qu’en chaque individu l’humanité peut être blessée ou glorifiée » ; il en va de même en chaque site patrimonial.
Pour renforcer les capacités des Villes dans le domaine de la protection des patrimoines et des droits culturels, le dernier engagement les appelle à développer « un partenariat translocal traduisant leur volonté d’entraide par-delà toute différence politique et culturelle » et à promouvoir notamment les échanges et les visites entre villes pour les jeunes. Puis le texte se clôt par un vœu d’hospitalité qui témoigne de l’intrication entre art, culture, patrimoine et droits culturels : « Les Villes et gouvernements locaux s’efforcent d’offrir refuge aux artistes, professionnel-le-s de la culture, défenseurs des patrimoines et des droits culturels, qui se trouvent menacé-e-s dans leur propre pays. »
III – Diversités et identités culturelles
Un savant et volumineux ouvrage collectif coordonné par les chercheurs Patrice Meyer-Bisch et Stefania Gandolfi – L’Interdépendance des droits de l’homme au principe de toute gouvernance démocratique – apporte des éclairages d’ordre philosophique sur la notion de droits culturels. Avec notamment cette conviction que ces droits articulent concrètement, dans la vie singulière de chacun, selon la spécificité des histoires, des territoires et des héritages, l’ensemble – abstrait dans leurs principes – des droits humains fondamentaux. Quelques notes.
La diversité des diversités
L’une des principales réticences que suscitent la notion de droits culturels et celle de la promotion de la diversité des expressions culturelles qui en sont au fondement serait que leur revendication risque de favoriser les communautarismes, les replis identitaires. Ou encore que de cet impératif désormais inscrit dans le droit français procèderait à une mise à égalité de toutes les cultures, de toutes les œuvres et pratiques, promouvant ainsi un relativisme généralisé qui équivaudrait à un nivellement “par le bas” de l’exigence culturelle. En somme, prôner le respect de la diversité contrecarrerait l’idéal d’universalité couramment et légitimement associé aux arts et à la culture.
Dans un court texte titré “La diversité des diversités”, le philosophe Patrice Meyer-Bisch procède à une démonstration montrant que la diversité, au singulier, au sens d’une juxtaposition de différentes cultures dont la somme constituerait LA diversité, n’existe pas. « La diversité́ culturelle n’est pas une diversité́ entre “des cultures” considérées comme des ensembles homogènes, c’est un tissu de 1001 différences entrecroisées. » Plus encore, à parler de la diversité des cultures en tant que réalités fixes, univoques, identitaires – « comme des totalités, nationales, voire continentales, idéologiques, religieuses, bref des cultures essentialisées » –, on détruit l’idée même de la diversité.
A rebours de cette vision « essentialiste » de la diversité culturelle, l’auteur plaide pour une approche plurielle. Il n’existe pas un ensemble fini de cultures diverses mais un ensemble infini de diversités. La diversité « désigne un pluriel indéfini ». Il distingue quatre types de diversités au sein desquels s’articulent à chaque fois et de manière dynamique de nouvelles diversités, elles-mêmes fruits du croisement de l’individuel et du collectif :
- les diversités entre les personnes et celles qui œuvrent en chacun de nous,
- les diversités entre les structures (organisations, communautés, institutions…) et celles qui œuvrent en chacune d’entre elles,
- les diversités entre les différentes expressions artistiques et culturelles et celles qui œuvrent au sein de chaque discipline,
- les diversités sociologiques ou encore civilisationnelles et celles qui œuvrent à l’intérieur de ces divers “écosystèmes culturels”.
On peut ajouter que ces quatre types de diversités se combinent à chaque fois entre eux. Par exemple, les diversités que portent une personne vivant ici se démultiplient au contact de personnes venues d’ailleurs, se différencient selon qu’il est question de musique ou de lecture et se diffractent en correspondance avec l’héritage culturel de tel ou tel groupe ou nation. Etc.
Ainsi conçue de manière dynamique, une telle profusion de diversités peut créer un sentiment d’instabilité, de vertige. « La notion, alors infinie, fait peur. »
D’où peut-être cette question : le courage d’affronter cette peur de la diversité des diversités ne serait-elle pas au centre du projet culturel politique ? Car chaque occurrence de cette chaîne sans terme des diversités contient « des fragments d’universalité ». « L’universalité ne s’oppose pas à la diversité́, elle en est l’intelligence et le recueil au cœur de chacun comme à celui du tissu social. » Conclusion de Patrice Meyer-Bisch sous forme de programme : se saisir des droits culturels pour « relier ces diverses diversités par la recherche d’un commun toujours à venir ».
Identités culturelles et dignité des personnes
Dans sa contribution “L’identité et la dignité des personnes et de leurs liens”, la philosophe Stefania Gandolfi aborde un autre aspect des droits culturels qui lui aussi peut soulever des craintes : le respect de l’identité culturelle des personnes. Là encore, l’ombre du repli identitaire semble s’étendre. Là encore pourrait planer la menace d’une équivalence de toutes les cultures… Mais si d’évidence il est légitime à chacun d’établir des échelles de valeur au sein des arts et de la culture, il n’existe pas de hiérarchie des identités culturelles singulières.
Commentant, comme l’ensemble de cet ouvrage collectif, une publication précédente (Souveraineté et coopérations), l’auteure ouvre son texte par ces mots sensibles : « Ce document met les personnes au centre, chaque personne avec son visage riche et fragile, fort et vulnérable, porteur d’histoire, de culture, de souffrance, d’expérience de vie, mais aussi avec ses liens aux autres et aux choses. »
L’identité culturelle et, partant, la culture dans son rôle social, consiste en un lien entre deux dimensions : entre « son visage porteur d’histoire et de culture » et « son visage porteur de souffrance et d’expérience de vie ». La culture – « le lien aux autres et aux choses » – consiste à permettre à chacun d’articuler la singularité de son expérience propre avec son héritage culturel.
C’est à fonder les conditions de possibilités d’entrecroiser libertés et héritages (d’y avoir accès ou de s’en détourner) que procède le respect de l’identité culturelle des personnes, car « elle rend le sujet capable de puiser dans les œuvres en tant que ressources indispensables à son développement ». Ainsi peut s’opérer un amarrage solide entre l’individu singulier et le groupe tel que la liberté de l’un nourrisse les richesse culturelles de l’autre. Ce que Stefania Gandolfi exprime par cette formule elliptique : « La culture est mémoire et désir, s’alimentant mutuellement. »
A ce double titre, elle avance une définition – forcément périlleuse – de ce que sont la pauvreté et la richesse culturelles et donc, au-delà, le bienfait d’une politique culturelle en tant qu’elle peut contribuer à accroître la vie culturelle de chacune et de chacun :
- Est culturellement pauvre « celui qui est privé de ce couple libertés intérieures/extérieures et ressources culturelles ».
- Est culturellement riche « celui qui jouit de la capacité d’accéder à des références culturelles, de choisir celles qui lui conviennent, de les interpréter et de les faire siennes ».
Le titre de cette contribution met en lien identité et dignité. En quoi cette richesse culturelle où s’articulent capacité d’accéder à des références culturelles et capacité à les interpréter, fonde-t-elle la dignité ? Réponse : la dignité relève d’un sentiment, celui d’être respecté tant dans ce qu’on est (mémoire) que dans ce qu’on veut devenir (désir).
« La dignité est le sentiment de faire partie de la communauté́ des hommes et d’être traité avec le respect dû à chaque être libre. » N’y a-t-il pas là une identification de la finalité même de l’action culturelle : contribuer à pouvoir vivre sa liberté en accord et en dialogue avec la communauté ? Ce que, pour sa part, la FNCC a cherché à exprimer en disant que le respect des droits culturels, c’est permettre à toutes et à tous de pouvoir expérimenter la liberté au travers des arts et de la culture ?
IV – Droits culturels pile et face
Dans la partie de l’étude d’Opale “Démocratisation, démocratie et droits culturels”, le chapitre explorant la notion de droits culturels vient en dernier – c’est l’actualité –, avec un effort d’identification qui s’appuie sur de très nombreuses références, dont la FNCC. Ce chapitre recense plusieurs caractéristiques par lesquelles les uns et les autres définissent positivement les droits culturels et, en vis-à-vis, explicite les argumentations inverses. Avers et revers de la médaille des droits culturels…
Un droit existentiel… Si l’accès aux œuvres est partie prenante des droits culturels, leur nouveauté par rapport à la démocratisation culturelle consiste à mettre au premier plan la reconnaissance des pratiques de chacun et donc la promotion de l’expérience esthétique au titre de l’expression de son identité culturelle propre. « On n’est plus dans l’avoir, on est dans l’être. Les droits culturels portent sur la singularité des personnes engagées dans un univers, une tradition, un quotidien particulier. »
Sans nier l’importance des pratiques, cette dimension de l’expérimentation culturelle au sens large apparaît à certains bien trop floue pour pouvoir faire l’objet d’un droit au sens juridique du terme. Plus précisément, aux yeux d’une juriste, la notion même d’identité est « juridiquement insaisissable » en ce qu’elle laisse la porte ouverte à des interprétations, ce qui s’avère peu compatible avec l’univers précis et coercitif du droit.
Etendre le champ du sensible… La reconnaissance des droits culturels engage une remise en cause de la prééminence des expressions artistiques ou patrimoniales par rapport aux autres sources d’émotion esthétique, que ce soit la nature ou la fête : même s’ils y occupent une place de choix, les arts sont intégrés dans l’ensemble bien plus vaste de ce qui nourrit quotidiennement notre vie sensible.
… ou dissoudre l’art dans la consommation. A l’inverse, en fondant cette approche tendant à donner de la valeur à l’ensemble des émotions esthétiques quelles qu’elles soient, les droits culturels risquent de provoquer un appauvrissement et un affadissement de la vie artistique et culturelle. Plus encore, en favorisant une culture de consommation, ils peuvent provoquer un nivellement « par le bas » de la vie culturelle – ce qui pourrait également venir menacer la liberté des artistes, voire fragiliser leurs conditions d’existence dans la mesure où une telle approche peut faire craindre une dispersion dans l’octroi des soutiens publics.
Relégitimer les politiques culturelles… Pour certains, la portée novatrice des droits culturels réside dans leur capacité à réinterroger 60 ans de politiques culturelles essentiellement “descendantes” (apporter la culture) et à renouer avec les idéaux de l’éducation populaire (vivre la culture). Cette réconciliation accroît l’assise démocratique de l’engagement culturel public. De manière plus combative, ils peuvent aussi être envisagés « comme des (ré)activateurs de conflictualité bénéfiques ».
… ou les dissoudre. La transversalité des droits culturels qui, dan leur interdépendance avec les autres droits humains, associent à la culture l’éducation, la santé, le travail, l’économie, l’environnement…, menace de vider de toute substance propre les politiques culturelles et de provoquer « une perte d’autonomie et de différenciation du secteur culturel comme catégorie d’intervention publique ».
Reconnaissance des expressions “minorées”… Les droits culturels prennent appui sur la définition large de la culture par l’Unesco : « La culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions » (Pacte international relatif au droits économiques, sociaux et culturels, 1966). Leur reconnaissance en tant que droits humains fondamentaux est l’occasion de légitimer des formes d’expressions jusque-là sous-estimées. D’ailleurs certains chercheurs remarquent que ceux qui défendent les droits culturels « sont souvent issus des secteurs dominés des politiques culturelles, marqués par des structures relativement fragiles ou émergentes ».
… ou atteinte aux savoir-faire professionnels. Pour certains, cette revalorisation certes nécessaire s’avère loin de constituer un apport positif pour la culture, car elle peut représenter une menace pour l’expertise et l’excellence professionnelles : en les écartant du centre de préoccupation des politiques culturelles publiques, elle risque de remettre en cause leur soutien public.
Egale dignité… Les promoteurs des droits culturels défendent l’idée de l’égale dignité de toutes les expressions artistiques et culturelles, qu’elles soient en amateur ou professionnelles, savantes ou populaires, proches ou lointaines. Elles « se valent effectivement, mais en dignité, pas nécessairement en qualité ».
… ou relativisme généralisé. Une telle extension de la valeur culturelle apparaît, à bien des égards, comme instituant un relativisme généralisé. Tout le monde, à l’aune des droits culturels, pourrait être considéré ou se considérer comme un artiste. Dès lors, « l’art n’aurait plus de spécificité face à la science ou à la croyance, facteurs égaux de culture ».
Contre l’impérialisme culturel… Le respect des droits culturels consiste à permettre à vivre librement sa relation aux arts et à la culture, à mettre à distance l’obligation de révérence face à ce que certains auraient décidé de légitimer comme les “grandes œuvres de l’humanité”. Il s’agit de déconstruire « la prétention de toute culture dominante à incarner l’universel » et notamment de s’opposer à tout impérialisme qui donnerait à une culture particulière le droit de décider de ce qui relève, ou non, de la valeur culturelle.
… ou contre l’universalité des droits de l’homme. Mais la défense de la pluralité des expressions culturelles est-elle conciliable avec l’universalisme des droits de l’homme ? N’y a-t-il pas une corrélation entre les droits humains fondamentaux et la tradition humaniste européenne, « soubassement culturel de la modernité occidentale » ? Alors que la culture ainsi comprise promeut « l’autodétermination de l’individu par sa raison », d’autres – l’étude donne comme exemple la culture confucianiste – insistent sur l’inscription de l’individu dans sa communauté. Les droits culturels iraient ainsi à l’encontre du primat de la personne sur le groupe.
Garantir la liberté de création… Les droits culturels constituent le fondement de la liberté d’expression, notamment celle des artistes puisque leur respect leur garantit la liberté de création ainsi que de diffusion et condamne toute forme de censure.
… ou la menacer. N’importe qui pourrait contester une œuvre au prétexte qu’elle ne respecte pas ses valeurs – par exemple religieuses –, donc ses droits culturels. Loin de fonder la liberté de création des artistes, ils pourraient l’entraver.
V – Les droits culturels, concrètement
Les droits culturels ont la réputation d’être soit trop abstraits, soit redondants par rapport à des pratiques existantes. Les deux points de vue ne s’opposent pas : la force novatrice des droits culturels peut en effet s’appuyer sur des expériences passées pour produire une approche autre. C’est à quoi s’est attelée la Région Nouvelle-Aquitaine. Les chercheurs Aline Rossard et Jean-Michel Lucas, avec l’appui de 75 “Volontaires pour les droits culturels” acteurs de terrain, on travaillé deux ans pour répondre à cette question : « En quoi le référentiel des droits culturels permettrait-il de donner plus de sens et de valeur aux projets que mènent les acteurs de terrain, et, quels ajustements des dispositifs de subvention seraient, alors, à envisager ? » Eléments d’un rapport novateur.
Pourquoi les droits culturels ? Préambule du rapport « Droits culturels des personnes : préconisations pour la Région Nouvelle-Aquitaine » : « La politique culturelle de démocratisation de la culture […] n’a pas su mesurer le poids du refus de ceux qui finissent par avouer : “Le théâtre n’est pas pour moi” ou “je n’aime pas lire”. » Peut-on concevoir un autre “système culturel” ? Une politique qui respecte « chaque être d’humanité » au lieu « d’apporter la culture de ceux qui en ont à ceux qui n’en ont pas ? » Et qui se fonde sur la reconnaissance des libertés culturelles des autres au lieu d’imposer les valeurs de certains, et s’attache à la qualité des relations entre cultures ?
Tout en reconnaissant que le chemin sera long, le rapport estime que oui. Et qu’une telle politique aurait pour axes majeurs l’accompagnement « des projets qui privilégient les relations de qualité avec les personnes, pour leur permettre d’étendre leurs libertés effectives de choix » et leur participation à la vie culturelle. Le rapport brosse un cadre global, mais à partir des paroles d’acteurs en prise avec le terrain, pour une politique régionale qui ferait « évoluer ses propres règlements d’intervention pour y intégrer les droits culturels ». La réflexion s’est déroulée avec les différents service de la Direction de la culture du conseil régional, mais également avec ses autres services.
Spectacle vivant. Le règlement d’intervention du service du spectacle vivant a d’ores et déjà évolué. Avec cette clause de conditionnalité : pour être éligibles à une subvention, les projets doivent contribuer à « élargir les possibilités pour les personnes vivant sur les territoires d’accéder à des ressources artistiques diversifiées, dans le cadre de parcours culturels élaborés avec elles ». D’où la nécessité de repenser les dossiers de subvention afin qu’ils ne visent pas seulement à soutenir des “produits” mais l’accès des personnes à des ressources artistiques diversifiées.
Manifestations culturelles. Un focus a été mis notamment sur l’importance du rôle des bénévoles dans les manifestations, non pour leur faisabilité mais là aussi pour favoriser la participation des bénévoles à la vie culturelle et ainsi « étendre leurs connaissances et leurs savoir-faire ». Le Règlement d’intervention précise que les porteurs de projets pourront mobiliser des soutiens de la Région pour favoriser des « parcours de bénévolat ».
Les industries culturelles. Le référentiel des droits culturels s’appuie sur la reconnaissance que, porteuses de valeurs, les marchandises culturelles ne sont pas des marchandises comme les autres (Unesco, 2005). Cette approche, qui peut aller à l’encontre de l’attente de retombées économiques directes et indirectes de la part des industries culturelles, se traduit notamment au travers du principe des « cafés-culture » mais également dans le cadre de la diversité de la création dans les musiques actuelles. Les auteurs conviennent toutefois n’avoir encore ici « que des espoirs de progression ».
Arts plastiques et visuels. En revanche, le champ des arts plastiques se prête d’autant mieux à l’exigence du respect des droits culturels que ce principe est de fait déjà à l’œuvre dans les Schémas d’orientation pour les arts visuels (Sodavi) que l’Etat veut multiplier et qui viennent de recevoir le soutien clair du rapport de Bruno Racine, “L’auteur et l’acte de création”. Une autre voie est celle du refus de toute forme de censure, avec l’idée de la création d’une instance en région « pour veiller au respect, à la protection et à la réalisation du droit de toute personne à la liberté d’expression et de création ».
Patrimoine et inventaire. Appui : la Convention de Faro (2005), qui estime la valeur du patrimoine à ce qu’il représente pour chacun. D’ores et déjà, décision a été prise d’affecter un cadre du service régional à la mise en œuvre de la Convention.
Politiques des langues et cultures régionales. Le respect des langues minoritaires est au cœur des droits culturels. La défense de ces langues s’impose en Nouvelle-Aquitaine, car la Région en a deux sous sa responsabilité : l’occitan et le basque. La réflexion va se prolonger…
Enfin, d’autres perspectives transversales doivent être travaillées :
- l’EAC : « le chemin est encore long pour y parvenir »,
- les politiques culture/santé : des voies nouvelles de partenariat se dessinent,
la politique des Territoires : « chaque personne d’un territoire doit être considérée comme une ressource culturelle », - l’économie : « articuler l’économie des marchandises culturelles et les droits culturels n’est pas une tâche facile » ; une piste s’avérant cependant fertile, notamment sur le champ des musiques actuelles, en s’appuyant sur la norme ISO 26 000 (responsabilité sociale des entreprises).
Les amateurs. Enfin, les “Volontaires pour les droits culturels” se sont associés au CESER Nouvelle-Aquitaine pour une réflexion sur les amateurs et la production d’ un texte critique sur la conception négative que les politiques culturelles peuvent avoir de leurs pratiques. Le rapport préconise de « changer de focal » en considérant que les personnes pratiquant en amateur exercent leur droit humain fondamental de prendre part à la vie culturelle.