Le 17 janvier, la FNCC organisait aux BIS de Nantes, devant une salle comble, un débat sur le thème “Collectivités, professionnels, Etat : vers de nouveaux paradigmes pour le spectacle vivant”. Donc une réflexion tripartite où le SNSP (Vincent Roche Lecca, co-président et directeur de la scène nationale de Bourg-en-Bresse) représentait les professionnels, la Direction générale de la création artistique (Sophie Zeller, directrice adjointe) et le Sénat (Karine Daniel, sénatrice de Loire-Atlantique, membre de la commission culture du Sénat) l’Etat, enfin la FNCC (Alexie Lorca, maire-adjointe de Montreuil, et Gérard Lefèvre, maire-adjoint d’Angoulême) les collectivités territoriales.
Pourquoi de nouveaux paradigmes ? Animatrice du débat, Alexie Lorca exprime ainsi l’inquiétude généralisée qui s’est emparée du monde de la culture. Il y a moins d’argent (crise économique) et en même temps le vif sentiment que la culture est plus que jamais nécessaire pour construire un destin commun et faire société (crise politique). « Considère-t-on que la réduction des moyens relève d’une fatalité ? Ou, au contraire, estime-t-on qu’il y a de l’argent dans ce pays mais que son usage doit être mieux fléché et donc qu’on peut réfléchir à de nouveaux paradigme en dehors du seul point de vue économique ? »
Ce chemin de profonde mutation, qui doit aussi se parcourir sous le signe de l’urgence climatique et énergétique, a commencé à être débroussaillé par le ministère de la Culture au travers de sa stratégie “mieux produire, mieux diffuser”. Aujourd’hui, tout le monde reconnaît qu’on ne peut plus simplement continuer comme avant. Si les propositions et réflexions divergent des uns aux autres, elles partagent un même objectif : comment promouvoir un meilleur fonctionnement pour les théâtres, pour les scènes, pour les équipements culturels ? Avec toutefois la crainte que le “produire mieux”, in fine, ne se transforme en une injonction à un “produire moins”, et ce d’autant plus que la stratégie gouvernementale porte notamment l’idée d’un rééquilibrage entre création et diffusion, en concentrant la première et en développant la seconde. Alexie Lorca note en effet en introduction que la recherche d’économies sous-tend bien souvent les stratégies de réorganisation.
Accorder les budgets aux objectifs. Pour le moment, chacun tente de poursuivre ses activités en dépit de la raréfaction des moyens. Ce qui, aux yeux de la sénatrice Karine Daniel, défie la logique tant économique que politique. « L’argent doit être dimensionné aux objectifs de politique publique que l’on se donne. S’il y a une politique publique spéciale dans le domaine de la culture, c’est parce qu’on a considéré que, dans ce secteur, il fallait avoir des actions spécifiques pour promouvoir la diversité culturelle, la création, la diffusion. Les budgets doivent être dimensionnés aux objectifs que l’on poursuit. Si on constate qu’on aura moins de moyens, il faudra alors revoir les objectifs de politique publique, peut-être les sélectionner ou bien, si ces objectifs ne sont pas revus, il faudra redimensionner les budgets et les modes d’action qui y sont liés. Or cette question n’est pas posée. Je constate que ce décalage va croissant. »
La sénatrice précise d’une part que c’est bien ce raisonnement qui a été à l’origine de l’amendement au Projet de loi de finances 2024 visant à augmenter les moyens des scènes de musiques actuelles, qui peinent à assumer les missions fixées par leur cahier des charges (amendement adopté) mais aussi de celui instaurant une taxe streaming sur les opérateurs d’écoute de musique en ligne dont les recettes seront dédiées au fonctionnement du Centre national de la musique (également adopté). Elle ajoute que cette taxe constitue bien une source de financement supplémentaire puisqu’elle est prélevée sur le secteur privé.
Pour Vincent Roche Lecca, ce constat de l’actuelle non-adéquation entre les moyens et les fins fait écho à une erreur historique commise par les professionnels et reprise, il y a plus de 20 ans par le rapport Latarjet qui, déjà, s’interrogeait sur l’équilibre production/diffusion. Une erreur consistant à attribuer implicitement à la culture une ambition de performance économique et non sociétale. « Je crois qu’en 2003 nous nous sommes trompés en comparant le secteur de la culture à celui de l’industrie automobile. La question est en effet la suivante : quand on finance la culture, on finance quoi ? Et quand on ne le fait pas ou pas suffisamment, on renonce à quoi ? Le secteur public de la culture ne défend pas les mêmes objectifs que le secteur privé. Certes, le spectacle subventionné coûte cher, mais au bénéfice de l’émancipation de tous, pour l’EAC, pour les actions dans les Ehpad… Nous devons en revenir au paradigme de la “rentabilité symbolique”. »
La stratégie “mieux produire, mieux diffuser”. Sophie Zeller tient à souligner que la stratégie “mieux produire, mieux diffuser” ne vise aucunement à masquer une exigence de diminution d’activités ou à développer une logique de recherche d’économies budgétaires. Elle précise d’ailleurs que les 9M€ alloués à ce plan se sont ajoutés au volume initiale du budget du ministère de la Culture pour 2024. « Le plan “mieux produire, mieux diffuser” vise à essayer de définir comment on peut penser notre avenir, mieux travailler ensemble, changer les façons de faire pour permettre à chacun de mieux travailler. »
Du point de vue de l’emploi, par exemple, cette ambition veut réarticuler production et diffusion au bénéfice du travail artistique. « Dans l’idéal, nous aimerions ralentir la cadence de création de nouveaux spectacles, qu’elle soit liée à une nécessité proprement artistique, et qu’entre-temps l’artiste arrive à mieux diffuser son travail, plus longtemps – donc à gagner sa vie sur la diffusion – et aussi à travailler sur des temps longs, éventuellement déconnectés d’une logique de pure production, que ce soit dans des phases de recherche rémunérées ou dans un travail de proximité avec les habitants. »
Un nouveau “pacte” Etat/collectivités ? Enfin, Sophie Zeller souligne que ni l’Etat ni les collectivités ne peuvent agir seuls. L’emploi des 9M€ a en effet vocation à faire converger la dépense publique nationale et locale sur des objectifs partagés. Deux critères en cadreront la dépense : la mise en œuvre du plan en lui-même, d’une part et, d’autre part, l’abondement des dépenses culturelles des collectivités selon le principe instaurant que pour 1€ de dépense culturelle des collectivités, le ministère apportera également 1€. Donc une sorte d’entente entre les collectivités et l’Etat qui à la fois réaffirme de la pertinence des financements croisés et anticipe un effet de levier de la dépense locale puisque c’est elle qui déclenchera la dépense nationale. « C’était pour nous très important de réaffirmer le souhait, très fort, d’un travail conjoint entre l’Etat et les collectivités locales, fondement de nos politiques culturelles. Il faudrait donc arriver à renouer une forme de pacte pour identifier ensemble les objectifs importants pour telle ou telle structure et les moyens que les uns et les autres s’engagent à lui accorder. »
Sur les territoires, nous menons les politiques culturelles avec tout le monde, les associations, les organisations professionnelles, l’Etat, les DRAC. C’est fondamental d’être tous autour de la table au même moment.
Alexie Lorca précise que la FNCC est preneuse d’un tel pacte mais dans une forme de concertation plus globale, avec les différentes organisations professionnelles, c’est-à-dire non en bilatéral entre les collectivités et l’Etat d’une part et les syndicats et l’Etat de l’autre, mais dans un dialogue tripartite avec aussi les professionnels et associations. « Sur les territoires, nous menons les politiques culturelles avec tout le monde, les associations, les organisations professionnelles, l’Etat, les DRAC. C’est fondamental d’être tous autour de la table au même moment. »
Gérard Lefèvre note qu’il s’agit d’articuler l’intérêt général ou national (que traduisent notamment les labels) avec le déploiement des politiques culturelles sur les territoires. « Comment fait-on pour respecter à la fois la généralité d’un label et en même temps la spécificité d’un territoire ? » Puis explique, à la lumière de son expérience d’ancien professionnel du spectacle vivant, que la réussite de cette alchimie dépend de la qualité du dialogue. « Il y a des professionnels, des collectivités, un Etat. A mon sens, il n’existe que trois façons de changer dans la vie : on fait plus, on fait mieux et on fait autrement. “Plus”, je ne vois pas bien ; “mieux”, on essaie ; et “autrement”, c’est l’objet de ce débat fondamental. » Mais faire autrement ne peut se décider à la hâte. « On ne prend pas assez de temps au moment où l’on discute les contrats d’objectifs. Il y a une mille-feuille de missions qu’on réitère. Or la question fondamentale est de savoir qui fait quoi. Cela nécessite du temps long – le temps d’un mandat d’élu passe vite – pour qu’on puisse se dire, dans un dialogue sincère, que là on va faire telle ou telle chose, que là on va travailler sur tel ou tel projet de territoire… Toujours en se posant cette question capitale : que veut-on entre des artistes et leur rencontre avec les publics dans leur diversité ? »
La joie de la réflexion environnementale. Il est revenu au représentant du SNSP d’introduire une deuxième dimension que devra prendre en compte l’identification de nouveaux paradigmes de fonctionnement pour le spectacle vivant. « L’urgence environnementale s’impose à nous tous. L’enjeu est difficile mais en même temps réjouissant, joyeux, car tout le monde se mobilise. La jeune génération va sans doute davantage s’engager. » Un optimisme que partage Alexie Lorca : « Il y a en effet quelque chose de joyeux à remettre les choses en question, à réfléchir à de nouveaux paradigmes, et cela non dans un esprit de fatalisme. » Puis Vincent Roche Lecca ajoute, plus inquiet : « Il y a cependant les mots qui inquiètent, notamment celui d’éco-conditionnalité des aides, dont on parle de plus en plus… »
Sophie Zeller rassure en expliquant le concept “d’éco-conditionnalité douce” sur lequel travaille le ministère et dont une première expérimentation est d’ores et déjà mise en œuvre dans cinq DRAC pour une généralisation future. « Il y aura un cadre global avec un objectif de méthode et dix objectifs thématiques – traiter ses déchets, travailler sur la mobilité des publics… – et, pour toute structure financée de façon pluriannuelle par le ministère, équipes comprises, il faudra choisir un certain nombre de ces objectifs, plus ou moins selon la taille des équipes. » Le ministère s’engage quant à lui à dresser l’état des lieux de l’impact carbone des structures et à leur fournir des fiches pratiques pour guider la réalisation des objectifs retenus. Quant aux nécessaires travaux d’isolation des bâtis, dont les collectivités sont la plupart du temps propriétaires, l’Etat peut venir en appui via les crédits du Fonds Vert, dont 42M€ sont réservés à la culture, et ceux dont le ministère a délégué la gestion aux DRAC.
Crise démocratique. Si Karine Daniel se félicite de la conscience écologique dont fait preuve le monde du spectacle vivant, sa plus grande préoccupation est ailleurs. « On peut se satisfaire que l’enjeu écologique soit de mieux en mieux considéré par tous les acteurs du secteur, mais j’aimerais aussi que l’enjeu démocratique, d’émancipation reviennent aussi sur le devant de la scène. Dans certains secteurs on me parle d’autocensure, du fait qu’on ne présente pas tel ou tel chose dans certains quartiers… Cela m’inquiète. »
Une même préoccupation est exprimée depuis la salle par un membre du SNSP. « Il y a certes une crise financière, économique et écologique qui affecte nos ressources, mais aussi une crise politique. Le modèle de société que nous appelons ici de nos vœux n’est pas partagé par tous. Sur tous les autres sujets, on peut réfléchir à faire mieux, à faire autrement – on a en partie la main sur le manche –, mais je me sens plus démuni pour ce qui est de la crise politique. »
Un acteur culturel de Montreuil réagit. « J’ai entendu dire qu’il y a moins de moyens et qu’il faut donc qu’on réfléchisse à faire autrement, peut-être à ouvrir moins, faire moins de création… En réalité, de l’argent, il y en a. Jamais il n’y en a eu autant. Peut-être faudrait-il le redistribuer mieux. Mais c’est là un paradigme autrement plus complexe que de se dire qu’on va manger moins de viande… »
Le président de la FNCC ébauche une synthèse. « Ne tombons pas dans l’idée que soit on ferait pareil mais sans plus d’argent – donc se partager le grain de riz en quatre –, soit il suffirait d’organiser une grande mobilisation et de clamer, comme dans les manifestations, que de l’argent il y en a dans les caisses du patronat. Le vrai sujet est celui des paradigmes : comment travaille-t-on les éléments collectifs pour se mobiliser autour d’un même sujet ? » Frédéric Hocquard ajoute, en faisant référence aux dotations de décentralisation pour les bibliothèques, à l’augmentation du financement des Smac, aux conventions du CNM ou encore au financement du Pass culture : « Depuis quelques années, certains champs ont bénéficié de financements supplémentaires tant de la part des collectivités que de l’Etat. On peut dégager des marges à condition qu’il y ait il y a des objectifs partagés. Pour la FNCC, c’est sur ce chemin-là qu’il faut avancer, à l’instar de cette présente table-ronde qui réunit l’Etat, les collectivités et les professionnels. »