Via le Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), le ministère de la Culture a financé une étude issue d’une recherche collective, menée sous la direction de la sociologue Florence Eloy, sur les cheminements complexes qui conditionnent l’accès des enfants aux arts et à la culture. Une étude qui, tout en dévoilant la teneur idéologique, implicite ou assumée, de la médiation culturelle en général et de l’éducation artistique et culturelle en particulier, n’ôte rien à son bien-fondé. Bien au contraire, elle contribue à en dresser un cadre rigoureux et lucide qui ne pourra qu’optimiser la coïncidence entre les ambitions et les réalisations.
Sous l’aspect lisse d’une publication scientifique, protégée par une terminologie savante, un collectif de sociologues décrypte les biais multiples – préjugés, présupposés tacites et effets négatifs induits – de l’un des outils les plus consensuels des politiques culturelles publiques : la sensibilisation des enfants aux arts et à la culture. Une sensibilisation étudiée sous le concept “d’adressage“, soit la longue et complexe « chaîne qui va de la production à la réception, en passant par l’intermédiation » au travers de laquelle les adultes œuvrant dans le champ de la culture institutionnelle (musées, bibliothèques, éducation à l’image, spectacles jeune public…) comme dans celui de l’industrie du livre-jeunesse ou de contenus audiovisuels sensibilisent ou vendent la culture et les arts auprès des enfants.
Observant « des phénomènes d’affinités électives entre champ de la production et champ de la réception », la conclusion de l’ouvrage note que ces affinités « contribuent à la construction des inégalités face à la culture, puisqu’elles aboutissent in fine à des consommations culturelles assez disparates selon l’appartenance sociale des enfants ». L’anticipation des attentes des enfants par les acteurs de l’industrie culturelle ou de leurs besoins par les médiateurs culturels est inconsciemment pilotée par une assignation sociale où, pour schématiser, les enfants des classes éduquées seront valorisés dans leur sensibilité artistique propre alors que ceux des classes défavorisées seront incités à respecter les valeurs de l’art. Par exemple, les auteurs notent que le dispositif de sensibilisation au cinéma dit des “ambassadeurs”, où des jeunes volontaires sont « chargés du choix et de la promotion d’une programmation destinée à leur pairs, fait appel à des dispositions à la cinéphilie qui opèrent de facto un tri social » : le “bon” film sera ainsi choisi en fonction de critères esthétiques (qualité des acteurs, du réalisateur, versions sous-titrées pour les films en langue étrangère…) familiers des milieux possédant un fort capital culturel et non en fonction de caractéristiques plus immédiates et plus “grand public” : version française, gags, scènes d’action, beauté des acteurs…
Bien loin de l’image d’Epinal d’une généreuse démocratisation de la culture aux effets intégralement positifs, Comment la culture vient aux enfants montre que bien souvent la médiation culturelle en direction des enfants redouble et accentue les inégalités et assignations socioculturelles qu’elle se propose pourtant de déjouer. Une analyse dont l’éducation artistique et culturelle (EAC) ne sort pas indemne. Mais à qui, grâce à sa lumière sociologique crue, cette étude indique des pistes pour mieux faire correspondre ses pratiques à ses principes.
Les publics “éloignés”. Toucher les publics dits “éloignés” ou encore des “enfants issus de quartiers relevant de la politique de la ville ou de zones rurales insuffisamment dotées en institutions culturelles” – « périphrase qui permet d’éviter l’adjectif populaire », remarquent les auteurs – constitue le cœur même des politiques de médiation et « l’une des raisons qui fondent l’existence d’actions de médiation menées par les personnels dédiés ». A quoi les auteurs ajoutent que l’identification de cette cible prioritaire est d’emblée négligée, car elle est considérée par ceux-là même qui l’opèrent comme une « assignation stigmatisante » sur laquelle il est préférable de ne pas trop s’attarder. D’où une préférence pour une autre périphrase qui, elle aussi, n’est pas sans conséquence.
On parle alors plus volontiers de publics “éloignés”. Il y aurait donc un centre de la culture et, au loin, les enfants de certains quartiers, de certains établissements scolaires qui en seraient distanciés et dont il importerait de les aider à s’en rapprocher… Mais, par cette identification géographique qui est aussi l’expression euphémisée d’une appartenance sociale, « la médiation institutionnelle essentialise ces appartenances en attribuant à un milieu la “cause” de la distance établie avec la culture artistique ». Alors même que l’art est valorisé par ses médiateurs comme une réalité capable de transcender les assignations socioéconomiques, la manière de l’adresser aux enfants prend comme objet les classes et non le personnes.
De plus, l’idée d’éloignement induit celle qu’il s’agirait plutôt d’un petit nombre de personnes “empêchées” (comme on le dit aussi, et de manière plus pertinente, pour les établissements pénitenciers ou les hôpitaux) qui aurait malheureusement échappé aux bienfaits de la culture : « Il est rare que soit perçu le fait que cette population est majoritaire en France et que l’absence de disposition à l’appréciation esthétique n’est donc pas un “raté” de la socialisation ; peu considèrent que la réception légitime est un bien rare. » Ce qui ne favorise ni une approche plus critique diagnostiquant dans les inégalités culturelles un échec structurel de notre société, ni une revendication de reconnaissance, dans le sillage des droits culturels, des cultures excentrées par rapport à la norme “légitime”.
Avec cette conséquence qui accentue les inégalités au lieu de les atténuer : l’absence des réponses attendues aux propositions culturelles (attention, émerveillement, concentration…) est attribuée à « une catégorisation sociale essentialisée ». Parole d’un professionnel : « J’ai des classes de vingt-huit ou trente qui viennent de ZEP, donc des enfants où on sort peu ; il y a peu de culture à la maison. Je sens la différence d’une école à l’autre. » Mais, s’émerveille ce chef de pôle “médiation écrite et orale” d’un musée d’art moderne et contemporain, « à un moment donné, ils se coulent vraiment dans cet échange et on est ensemble. Voilà, ça c’est magique. »
Education à l’art et par l’art. “Ils se coulent vraiment”… Telle est l’attente des médiateurs institutionnels pour les enfants “éloignés”. Mais non pour les autres. L’Education nationale confère deux objectifs à l’EAC : éduquer à l’art et éduquer par l’art. L’art vaut en lui-même ; par ailleurs, sa pratique et la capacité de l’apprécier facilitent les apprentissages scolaires, forment le citoyen, favorisent la tolérance et le vivre ensemble, contribuent à l’épanouissement personnel, etc. Les deux apports, a priori inséparables, sont bénéfiques à tous. Mais, dans les faits, l’éducation à l’art est plutôt réservée aux enfants bien prédisposés alors que l’éducation par l’art concerne davantage ceux qui le sont moins.
« Il apparaît que plus les acteurs se positionnent dans les espaces les plus légitimes du champ de la culture destinée aux enfants, plus ils tendent à défendre une ambition universaliste de cette culture », c’est-à-dire à considérer que toutes et tous, les enfants comme adultes, sont porteurs d’une sensibilité artistique équivalente. On est là dans l’éducation à l’art. A l’inverse, l’éducation par l’art vise des « finalités extra-artistiques ». Et ce ne sont pas les mêmes enfants auxquels s’adressent ces deux approches. « Il semble en effet que l’éducation par l’art soit une dimension d’autant plus présente que l’on s’adresse à des enfants de milieux populaires dont il s’agirait de faire évoluer les dispositions, dans une logique de remédiation. » Pour qu’ils puissent “se couler vraiment” dans le moule du “bon” citoyen. L’art est ainsi synonyme d’épanouissement pour les uns et de socialisation pour les autres.
Les auteurs tirent alors la conséquence la plus troublante de leur travail : « Dans cette perspective, l’EAC semble constituer une nouvelle modalité du travail de normalisation des familles populaires. […] L’ambition “socialisatrice” de ces médiations consiste en effet à faire adopter des normes de comportement qui recoupent par de nombreux aspects celles associées au monde scolaire de socialisation, lequel a largement dépassé les frontières de l’école pour devenir dominant dans l’ensemble de l’espace social. » Concrètement, cette normalisation se traduira auprès des enfants par un travail pour transformer « les dispositions spontanées et hédonistes » en qualités de patience, d’écoute et d’attention.
Une lucidité nécessaire. Il va évidemment de soi que ces biais de la médiation culturelle auprès des enfants ne sont pas généralisables, que mille expériences réussies existent, que les médiateurs ont conscience des distorsions possibles de leur ambition, que les dispositifs d’éducation à l’image, les visites de musées, les sorties au théâtres, les orchestres à l’école, etc. sont hautement bénéfiques pour les enfants, quel que soit leur milieu social. Mais il va également de soi que, conjointement à sa puissance de transformation de la société, la culture aussi participe à la reproduction d’un ordre social et que la médiation n’y est pas étrangère. L’EAC oscille entre les deux, cherchant toujours un point d’équilibre par essence instable, ambivalent, entre emprise et liberté, entre révérence et inventivité.
Le grand mérite de l’étude Comment la culture vient aux enfants : repenser les médiations réside dans son apport de lucidité. En identifiant avec une grande précision les contradictions auxquelles doit faire face la médiation dans le champ institutionnel mais aussi dans celui orienté vers le profit des industries culturelles (séries télévisées, jeux vidéo, presse et éditeurs de livre jeunesse…), cet essai sociologique déjoue un angélisme qui n’a pas lieu d’être dans un domaine aussi important et périlleux que celui de l’éducation des enfants.
En contribuant à enrichir la recherche, il prévient plus qu’il ne conteste et, par-là, abonde la recherche dans les multiples domaines de la médiation culturelle et en favorise une approche et des pratiques plus exigeantes.