Spécialiste des politiques culturelles locales en général et des politiques culturelles intercommunales en particulier, le chercheur au CNRS Emmanuel Négrier était l’invité du séminaire que la FNCC a organisé pour ses adhérents, en amont de la réunion du Conseil d’administration du 24 septembre, à l’Hôtel de Ville de Paris. Si, indéniablement, l’horizon intercommunal sera l’un des déterminants essentiels de l’avenir des politiques culturelles locales, ses réalités actuelles sont encore tâtonnantes, notamment quant au lien, parfois source de tension, entre les élu.e.s communaux et intercommunaux, mais aussi entre les “anciens” EPCI et les nouveaux, souvent dits “XXL”, issus de la loi NOTRe. Hiatus ou complémentarité ? Les deux… Avec cependant deux perspectives qui pourraient modifier une donne aujourd’hui aussi complexe qu’insatisfaisante : la future loi “Engagement et Proximité” et une traduction territoriale du principe des droits culturels. Echos d’un séminaire au cœur des politiques de demain.
L’intercommunalité, c’est important. Voilà le premier message d’Emmanuel Négrier. Important parce qu’en France, le rôle de la puissance publique s’avère fondamental. Un double rôle d’architecte et de financeur. Important encore parce que la puissance publique culturelle est essentiellement communale et intercommunale.
Sur les 16,5Mds€ de fonds culturels publics, plus de la moitié vient des collectivités : 7,2Mds€ du bloc local (communes et groupements de communes), 1,2Mds€ des Départements et un peu moins de 1Mds€ des Régions. Le reste relève de l’Etat (ministère de la Culture, autres ministères, dépenses fiscales). « Non seulement la question des politiques publiques est une question permanente et parfaitement contemporaine mais à l’intérieur de cette question, celle touchant au bloc local l’est tout autant. » Ce dont témoigne le constat suivant : aujourd’hui, deux-tiers des communautés de communes et d’agglomération ont pris la compétence culturelle, et plus des deux-tiers des équipements culturels sont issus de transferts.
D’où la teneur essentielle des enjeux liés à l’intercommunalité culturelle : où en est-on ? Quelles conditions sont-elles requises pour que puisse s’élaborer une réelle politique culturelle communautaire ? Quels sont ici les freins, les dérives, les impasses ? Comment mener de front, en complémentarité, une action à l’échelle municipale et à celle de l’EPCI ?
A ces raisons toutes politiques commandant une bonne connaissance de la réalité culturelle intercommunale, le président de la FNCC en ajoute une autre, plus psychologique mais non moins prégnante : « Il y a quelque fois là une source d’amertume, avec un sentiment pour l’élu communal d’être limité dans ses projets en cas d’absence de convergence au sein de l’assemblée communautaire. »
Typologie des intercommunalités. Tout d’abord, « il est important de savoir où l’on est pour pouvoir imaginer ce qu’on peut projeter en matière de culture. On ne fait pas la même intercommunalité culturelle quand on est au cœur d’une métropole ou en milieu rural ». Ici, Emmanuel Négrier se réfère à une récente étude (2018) de l’AdCF qui distingue cinq catégories :
l’hyper-rural – « les EPCI qu’il aurait absolument fallu, de force, hisser au-delà des 5 000 habitants » –, soit 183 communautés de communes pour 3% de la population française,
- les petits bourgs-centres : 850 communautés de communes pour 32% de la population, soit « une réalité significative »,
- les “pôles intermédiaires”, c’est-à-dire des territoires de l’ordre de la sous-préfecture, avec 126 communautés pour 15% de la population,
- les relais de croissance régionaux : 57 communautés pour 12% de la population, « avec déjà là des logiques d’équipements notables »
- le “grand urbain”, qui comprend toutes les métropoles et une vingtaine de communautés d’agglomération, soit « quand même » 38% de la population.
Mais quel que soit le type d’EPCI, une règle s’observe : « Plus la compétence était définie de manière précise par la loi, moins elle était prise. Et inversement : plus les communautés de communes étaient dans une démarche optionnelle, plus on trouve des définitions très complètes de politiques culturelles désormais basculées à l’échelle communautaire. »
Incertitudes et freins pesant sur l’intercommunalité culturelle. La première incertitude résulte d’un hiatus entre la prise de compétence formelle sur la gestion des équipements et la source de l’impulsion politique, la gestion étant dévolue à l’intercommunalité, l’impulsion restant aux mains des municipalités et tout particulièrement des villes-centres.
La seconde provient des fusions des intercommunalités préexistantes dans le cadre des grandes intercommunalités exigées par la réforme territoriale : « Une nouvelle intercommunalité issue de la fusion a très peu de chance d’être active en matière de culture si les deux précédentes ne l’étaient pas. » Or, déjà, les premières intercommunalités ont bien souvent indexé leur engagement culturel sur le plus petit dénominateur commun des communes réunies. On constate donc un risque d’amenuisement progressif de l’épaisseur de l’engagement culturel intercommunal.
Toujours dans le cadre de la constitution – obligatoire – des communes XXL, « la grande hantise » des élu.e.s des petites communes d’une intercommunalité est « d’être avalées par les plus grosses, c’est-à-dire en somme que l’intercommunalité serve aux collectivités les plus grandes pour refinancer leurs propres équipements et leurs logiques à leur détriment ».
Quatrième source d’inquiétude et de frein, « le modèle keynésien du catalogue et de son épuisement ». De quoi s’agit-il ? L’approche classique des politiques culturelles se fonde sur l’offre, dans un but de démocratisation culturelle, c’est-à-dire pour répondre à tous les segments de la demande culturelle par la création d’équipements ad hoc : la bibliothèque pour la lecture publique, des salles de diffusion pour le spectacle vivant et le cinéma, des conservatoires et des écoles d’art pour les enseignements artistiques, des lieux d’exposition pour les arts visuels, etc. Dans cette logique, quand l’intercommunalité aura épuisé ce “catalogue”, l’immobilisme menace, faute d’équipement manquant… D’où cette remarque d’ordre général incitant à s’extraire d’une telle approche : « La politique culturelle de l’offre a peut-être vécu, car elle doit maintenant se frotter à d’autres enjeux, notamment à la sortie d’une part de l’action culturelle de la monomanie culturelle, avec la naissance de lieux hybrides », les tiers-lieux et, plus généralement, face aux exigences de la transversalité des enjeux culturels
Un dernier frein a été identifié par l’élue à la culture d’Auvers-sur-Oise, Sylvie Jacquemin, regrettant le peu de poids des adjoints à la culture dans les conseils communautaires, et explicité par le maire-adjoint du Creusot, Jérémy Pinto : « Bien souvent on formalise l’ambition du projet culturel municipal à l’occasion des élections, mais après il n’y a pas de réécriture du projet sur le champ communautaire. Or une politique culturelle communautaire pourrait être l’essence d’une identité de territoire, bien plus que celles de l’eau ou des déchets, lesquelles vont de soi. »
Ce qu’Emmanuel Négrier traduit par cette considération sur l’espace de la confrontation, et donc de l’impulsion politique : « On se combat à l’échelle municipale et on négocie à l’échelle communautaire. » On discute et on décide dans les conseils municipaux et on gère dans les conseils communautaires. Ici l’horizon, déceptif, des élu.e.s qui ne sont pas communautaires est que leur rôle se réduise à faire passer le message, mais jamais à l’écrire. Or, « dans ce dialogue territorial possible entre les élu.e.s de l’appareil communautaire et les élu.e.s locaux se joue quelque chose de fondamental pour la culture ».
Des conditions d’ un bon fonctionnement de l’intercommunalité culturelle… Deux domaines des politiques publiques ont connu une intercommunalisation heureuse grâce à la capacité de leurs acteurs à jouer le jeu du collectif : la lecture publique et les enseignements artistiques. A cela, le chercheur voit deux raisons principales :
Les équipements impliqués dans ces deux domaines ne sont pas situés uniquement en centre-ville. « Ils alimentent donc moins que d’autres le spectre du glouton intercommunal, du Léviathan. »
Ce sont des domaines où les professionnels ont l’habitude d’un dialogue horizontal, peu hiérarchisé et exempt de querelles d’égos trop affirmés. C’est là qu’ont eu lieu les tout premiers colloques sur l’intercommunalité et la culture.
Par ailleurs, les intercommunalités culturelles se sont particulièrement bien épanouies quand elles se sont construites sans précipitation, dans le temps long (« il faut de l’apprentissage, notamment celui de situations d’hostilité ») et dans les situations de convergence de sensibilité politique entre collectivités.
Enfin, sachant que bien souvent les vice-présidents à la culture des EPCI n’avaient pas effectué auparavant de mandat à la culture, Emmanuel Négrier souligne la fertilité de l’apport de personnes riches d’un autre background que celui de la seule culture. Cet apport extrinsèque est en partie à l’origine de « l’amorce d’une transversalité originale entre la culture et les autres domaines des politiques publiques : économie, tourisme, politique de la ville… » Ou encore d’une déclinaison territoriale des droits culturels.
La perspective de la loi Engagement et Proximité. L’ensemble de l’exposé d’Emmanuel Négrier mais aussi les interventions des élu.e.s n’ont pas remis en cause la pertinence du principe même de l’EPCI, quelles qu’en soient la forme et la dimension. « L’idée de l’intercommunalité était tout de même d’imaginer un bien commun territorial de proximité. » Mais le séminaire a souligné une raideur des dispositifs que le lent processus de la réforme territoriale n’a non seulement pas permis d’assouplir mais a pu renforcer. Avec la loi NOTRe, « on est passé à un paysage certes rationnalisé d’un point de vue cartographique mais non pas du point de vue politique ».
Intercommunalité et droits culturels ? Le scenario n’est cependant pas encore terminé. Le projet de loi “Engagement et Proximité” promet, en effet, d’offrir des possibilités plus souples, pour des communes et communautés de communes, de réviser les fusions, de changer d’intercommunalités, de s’en extraire partiellement etc.
Jean-Philippe Lefèvre confirme l’importance de cette possible ouverture vers une intercommunalité différenciée, adaptée aux réalités diverses des territoires : « Il faut rappeler que nous allons tous devoir voter bientôt – une obligation légale – un pacte de gouvernance qui fait référence non seulement à la façon dont l’intercommunalité doit fonctionner mais doit en même temps prévoir un Projet de territoire. Peut-être des choses seront-elles alors possibles, mais à condition que les élu.e.s s’emparent de cette loi. »
Emmanuel Négrier anticipe. « On pourrait imaginer des solutions qui consisteraient pour un groupe de communes qui jadis exerçaient ensemble certaines attributions culturelles ou qui auraient des désirs en matière de culture de ne pas attendre que toute la communauté de communes soit absolument déterminée. Donc de faire héberger la compétence par la communauté de communes, mais qu’elle ne soit déléguée qu’aux communes qui le souhaitent, et ce pourquoi pas ensemble. »
Le président de la FNCC en appelle aux élu.e.s à s’intéresser de très près au projet de loi – « elle apporte une souplesse rendant tout possible » – et cite l’exemple lyonnais où des “districts” (on pense ici à l’ancien concept de “pays”, première tentative d’assouplissement des coopérations intercommunales) ont été créés.
Donc faire l’intercommunalité et non plus la subir.
D’où viennent les droits culturels
Une discussion s’est engagée : dans quelle mesure l’absence de familiarité aux codes et au vocabulaire “cultureux” d’un grand nombre d’élu.e.s communautaires en charge de la culture aurait-il été à la source de l’introduction des droits culturels dans la pensée politique de la culture ?
Frédéric Hocquard, vice-président de la FNCC et hôte du séminaire, voit les choses ainsi : « Il s’agit d’une idée émanant de deux endroits différents mais qui part d’un même constat : la marginalisation du socio-culturel et la rupture avec la politique de l’offre. »
Pour Emmanuel Négrier, il importe de considérer que la dénonciation de la marginalisation du socio-culturel, qui a en effet pu être portée par des élu.e.s au regard plus neuf, a impacté les milieux culturels traditionnels eux-mêmes et les a forcés à réagir. Ses acteurs ont ressenti la nécessité de refonder la légitimité de leur action en intégrant et en développant l’idée des droits culturels. Le principe est donc bien interne au milieu de la culture, même si ce qui a déclenché son élaboration est venu de l’extérieur. Contesté dans ses prétentions, le milieu culturel a trouvé dans les droits culturels le levier pour dépasser sa remise en cause.
Articulation des paradigmes successifs. Pour autant, « le destin des droits culturels, contrairement à ce qu’affirment certains, n’est pas d’être la nouvelle doxa des politiques culturelles mais un des éléments d’enrichissement de notre politique de démocratisation culturelle ». Car, « en matière de culture, au lieu que les paradigmes se succèdent, ils se composent, s’articulent les uns aux autres ».
Tout comme le principe de l’excellence a perduré dans celui de la démocratisation, ce dernier n’est pas voué à s’effacer dans le paradigme du respect des droits culturels. Cet alliage, tout au contraire, trouve dans l’idée même de proximité et de prise en compte de la spécificité des territoires un terrain d’application prometteur : « La voie territoriale constitue l’une des alternatives à une politique de l’offre : reconsidérer le rapport du politique au territoire. »