Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne et enseignant à l’Ecole du Louvre, était l’invité du séminaire des adhérents de la FNCC “Les musées, une richesse insoupçonnée”, à la suite du Conseil d’administration du 25 septembre accueilli à l’Hôtel de Ville de Paris. Spécialiste de l’économie des musées, son intervention portait sur leur mode de gouvernance. En question : le rôle du conservateur et ses liens avec les politiques territoriales, les moyens de financement (recettes propres et mécénat…), la gratuité, le déficit de démocratisation des publics, le lien au tourisme… Des propos dans lesquels le président de la Fédération a vu un « sésame incroyable » pour renouveler l’engagement des élus vis-à-vis de leurs musées.
Un enjeu essentiellement politique. C’est bien simple, les conservateurs sont des agents publics « temporairement au service d’institutions qui sont elles-mêmes au service des citoyens français ». Donc au service d’une ambition politique. « Même s’il faut bien sûr respecter le travail des professionnels, le conservateur doit s’inscrire dans un projet territorial au service des citoyens. » Mais pour cela, c’est aux élus de donner une impulsion politique claire, ce qui n’est pas toujours le cas : « Il y a des ressentis, des manques : comment s’inscrit-on dans le projet politique ? Qu’attendent de nous les élus ? Sans des réponses à ces questions, certains se sentent un peu démunis. » D’où l’importance d’aborder avec les élus la question de la gouvernance des musées.
Les Français ne se reconnaissent pas dans leurs musées. Jean-Michel Tobelem ouvre son intervention par l’évocation de la crise des “gilets jaunes”. Que signifie-t-elle du point de vue culturel, sachant que la culture aussi est inscrite dans le contrat social ? Certes la contestation ne s’est pas portée sur cette dimension, mais, « que nous le voulions ou non, de futures nouvelles secousses sociales comme celles que nous avons connues dernièrement nous amèneront un jour à affronter la question de la place des institutions culturelles dans les politiques publiques ». Une place qui, pour l’heure, reste bien incertaine car, « à tort ou à raison », une partie des Français ne s’identifie pas à leurs institutions culturelles. « C’est là une brèche dans le contrat politique : par définition, les institutions publiques ont été conçues par les citoyens, pour les citoyens. Le fait qu’une partie d’entre eux ne s’y reconnaisse pas témoigne d’un grave problème. » Comment le résoudre ?
La direction des musées : gestionnaire ou visionnaire ? Le département du Rhône est en charge du musée gallo-romain de Saint-Romain-en-Gal. Il emploie 62 personnes. Quel profil pour le diriger ? La vice-présidente culture et tourisme du département, Martine Publié, fait part de son expérience de recrutement pour sa gouvernance afin de lui insuffler un nouveau dynamisme. Au moment de procéder à la nomination d’un nouveau directeur, « j’étais pour un manageur mais j’ai fini par embaucher un scientifique, car j’ai trouvé une perle rare. Je me disais au départ qu’il faudrait deux têtes, l’une managériale, l’autre scientifique. » Cet heureux dénouement à Saint-Romain-en-Gal n’invalide pas la nécessité d’une réflexion sur le choix du “profil” pour la direction des musées.
Une vision ne peut être le fait que d’un spécialiste. Comment imaginer l’avenir d’un secteur si on n’en provient pas ?
Certes, une institution doit tourner, avec ses budgets, sa gestion du personnel… Mais, pour Jean-Michel Tobelem, la finalité d’un musée n’est pas d’être bien géré : il va e soi qu’il doit l’être. Elle est ailleurs : « Vous voulez que votre établissement rayonne, que “ça marche”. Pour cela la meilleure personne sera celle capable de faire évoluer le musée. Ce que ne fera pas un gestionnaire. » Qui crée de la valeur ? Ce n’est pas l’administrateur… Et qui est à même de porter une vision à l’échelle de dix ans ou plus, d’absorber la mutation généralisée des attentes des citoyens vis-à-vis de leurs institutions culturelles et d’entraîner l’adhésion et la motivation de leur personnel ? « Une vision ne peut être le fait que d’un spécialiste. Comment imaginer l’avenir d’un secteur si on n’en provient pas ? »
D’ailleurs les personnels ne s’y trompent pas. Ils ont besoin de comprendre le sens de leur action, d’être guidés par quelqu’un en qui ils ont confiance. « Si vous êtes dirigés par quelqu’un à qui vous n’accordez que peu de crédit sur les questions de fond, cela ne fonctionne pas bien. Les gens feront le dos rond et se diront : attendons le prochain… »
Un projet concret, évalué dans la durée. Isabelle Froment-Meurice, vice-présidente culture de l’Yonne – où sept musées sont sous l’autorité du conseil départemental –, s’interroge : « Comment on peut arriver à faire travailler avec les conservateurs, qui ont des idées bien arrêtées, les associations d’amis du musée et la collectivité responsable ? » Une question qui sous-tend aussi le constat d’Isabelle Vincent, maire-adjointe à la culture de Chartres, sur l’esprit de corps du monde des conservateurs, qui sont pas forcément préoccupés de manière prioritaire par l’appropriation des musées par les publics. « Les conservateurs sont-ils prêts à s’y engager ? »
Selon Jean-Michel Tobelem, le seul outil efficace pour instaurer le dialogue entre les différents acteurs consiste en la clarté des objectifs. D’où l’impératif d’écrire “noir sur blanc” « un document d’orientation stratégique, concret, qui va jusqu’au niveau opérationnel, avec des données chiffrées, planifiées et déclinées dans leurs contenus : faire ceci en année 1, cela en année 2… » et prévoir des temps d’évaluation des avancées ou retards quant au cheminement vers ces objectifs. Il ajoute que non seulement un tel document favorise le dialogue entre professionnels et avec les élus, mais peut servir de surcroît au lien avec les associations, les scolaires, les partenaires potentiels, d’éventuels mécènes, car « il permet de discuter autour d’une véritable vision ».
De nouveaux modèles économiques ? Un projet, c’est également des moyens financiers. Or la contraction des budgets publics s’impose de manière croissante depuis maintenant bien des années. Existerait-il d’autres possibilités de ressources ? Pour Jean-Michel Tobelem ce ne seront que des apports marginaux.
Peut-être est-ce possible d’augmenter les recettes de billetterie… Au mieux, on peut espérer atteindre 10% ou 20% du budget de fonctionnement. « C’est déjà bien, mais en rien une solution. » Peut-être alors miser sur la boutique du musée ? Le principe en est légitime du point de vue déontologique, car il s’agit là d’un « prolongement éducatif » de leur missions, notamment auprès des enfants. Mais « face aux dépenses – le coût salarial du personnel, les mètres carrés qu’il faut entretenir, chauffer –, le chiffre d’affaires de la boutique ne suffit pas à lui seul pour apprécier sa rentabilité ». Ou bien la restauration ? Oui, mais à condition d’envisager des formules « souples, légères et saisonnières », ce qui exclut une réelle croissance des ressources et relève en réalité davantage d’un service aux publics.
Le mécénat serait-il la solution ? Tout d’abord, avant d’abonder significativement les moyens des musées, le mécénat représente au départ un investissement en lui-même, ce que montre un récent rapport de la députée Brigitte Kuster (cf. la Lettre d’Echanges n°167). Un tel investissement peut s’avérer rentable pour une très grande structure dotée d’une réputation mondiale. Mais, « pour la plupart des musées, la solution du mécénat s’avère quelque peu illusoire ». Toutefois, le spécialiste de l’économie des musées préconise quelques pistes de formes de mécénat encore peu explorées : le club d’entreprises, le mécénat des particuliers ou encore, autre perspective, les legs via des fonds de dotation.
Alors faut-il penser à la location d’œuvres ? Cette marchandisation des collections se pratique, même si elle va à l’encontre du code de déontologie des conservateurs dans la mesure où les activités à finalité lucrative ne vont pas sans poser de problèmes éthiques pour une institution publique. Mais le problème est aussi scientifique. « Les musées sont les dépositaires temporaires d’œuvres qui nous viennent des siècles, voire des millénaires, précédents. Ce qui implique l’obligation de remplir cette même mission vis-à-vis des générations à venir. Or, leur circulation accélérée dans le monde entier fait peser un risque sur leur intégrité. » A quoi il faut ajouter un risque politique : si un musée fait preuve de sa rentabilité, cela peut être prétexte à un moindre soutien public… Au final, d’un point de vue financier, « des solutions existent, sans pour autant qu’aucune soit décisive ».
L’erreur politique des études d’impact. Précisément pour justifier leurs subventions, certains musées engagent des études d’impact afin de démontrer l’importance des “retombées économiques” de leur activité. Non seulement c’est là « une voie sans issue qui n’a jamais empêché une diminution des moyens publics alloués », mais il s’agit surtout d’une mécompréhension de l’apport propre des musées à la société : « La valeur essentielle créée par la culture est sociale et éducative, non pas économique. » A trop vouloir prouver le contraire, on sera amené à juger les musées sur ce qu’ils ne sont pas et qu’ils ne doivent pas être.
La valeur essentielle créée par la culture est sociale et éducative, non pas économique.
La solution de l’œuvre d’exception. Cela étant, les musées participent activement à l’essor du tourisme, même si l’on peut regretter qu’ils ne soient pas plus souvent pleinement intégrés dans une stratégie territoriale touristique en partenariat avec les commerçants, les hôteliers, les restaurateurs. D’où cette question : comment faire pour que les touristes fréquentent davantage les musées ?
Pour Jean-Michel Tobelem, il n’existe pas de musées qui n’aient rien d’exceptionnel à montrer – « n’importe quoi, mais quelque chose qu’on ne verra pas ailleurs ». Le message à faire passer aux visiteurs est de leur faire comprendre que, puisqu’ils sont présents sur le territoire, il serait vraiment dommage de ne pas pousser la porte du musée. Ils y verraient en effet un document ou une œuvre absolument unique. « Il me semble que c’est là l’élément déclencheur. Il faut faire comprendre aux professionnels que, si leur établissement sert le territoire, le territoire va les servir en retour. Si on montre que le musée est un des éléments de l’attractivité du territoire, alors le territoire lui en sera reconnaissant. »
Se sentir chez soi. Une autre piste de solution consiste à être capable de faire des musées un espace familier pour chacun. « Pourquoi nos concitoyens ne fréquentent-ils que peu les musées ? Parce que, fondamentalement, ils pensent que ce n’est pas pour eux. » On peut bien sûr y voir une fatalité sociologique ou faire porter à l’Education nationale la responsabilité d’une formation incomplète des élèves. Certains conservateurs se contentent en effet du constat d’une éducation insuffisante des citoyens… Or précisément, le travail des musées consiste « à prendre les gens comme ils sont et à les emmener progressivement vers davantage de connaissances, non de faire semblant que tout le monde possède d’emblée une culture universelle ». Car, sachant la part très faible des ouvriers dans les musées, Jean-Michel Tobelem s’indigne : « Comment peut-on vivre avec cela ? » La noblesse même du rôle des institutions culturelles n’est-elle pas de « se mettre au service de la population, de comprendre ses besoins et la façon dont elle entend qu’on réponde à ses interrogations » ?
Le travail des musées consiste à prendre les gens comme ils sont et à les emmener progressivement vers davantage de connaissances, non de faire semblant que tout le monde possède d’emblée une culture universelle.
Les musées ne doivent pas se défausser. D’autant plus que des solutions existent, tel le dispositif des “Correspondants du Centre Pompidou” qui fonctionnait relativement bien, avec plusieurs milliers de personnes maillant le territoire pour convaincre autour d’eux que Beaubourg faisait un travail intéressant. « Or cet outil a été démantelé. » D’où cette conviction qu’il faut doter les institutions d’instruments pour mesurer la progression de la démocratisation des publics, leur donner des objectifs – passer de 1% à 2%, puis à 5% de public d’ouvriers, etc. –, cesser de dire qu’on ne peut rien faire « et surtout d’arrêter d’abandonner ce qui marchait bien ».
La gratuité. Ce n’est qu’incidemment que la question tant débattue de la gratuité des musées et de sa capacité – ou non – à contribuer à la diversification des publics a été abordée lors du séminaire. Jean Piret, maire de Suin, fait part d’une étude montrant que la gratuité n’entraînait pas tant l’augmentation du public que celle de la fréquentation de ceux qui vont déjà beaucoup au musée.
De son côté, Isabelle Froment-Meurice défend le principe de la gratuité des musées en appelant de ses vœux la mise en place « d’un véritable mécénat pour autre chose que la restauration d’œuvres – c’est-à-dire pour le fonctionnement, comme aux Etats-Unis – afin d’être en capacité d’instaurer la gratuité ».
Une journée entière serait nécessaire pour traiter de cette problématique, souligne Jean-Michel Tobelem, qui donne quand même son point de vue : « C’est le plus mauvais des systèmes… à l’exception de tous les autres ! » Avec ces arguments : dans le monde entier, on considère qu’on doit pouvoir fréquenter gratuitement les bibliothèques. « Il devrait à mon sens en aller pareillement pour les musées, car ils ont la même mission éducative. » Et, « même si à elle seule la gratuité ne suffit pas, la totale absence d’impact de la gratuité relève d’un mythe ». Quoi qu’il en soit, gratuits ou non, l’essentiel est de changer les musées pour les adapter aux publics qu’on souhaite y attirer.
La gratuité des musées : C’est le plus mauvais des systèmes… à l’exception de tous les autres !
La “faute” des politiques. Jean-Philippe Lefèvre synthétise l’ensemble des propos tenus – nécessité de donner une impulsion politique forte, de dire aux professionnels qu’ils sont au service des gens et des territoires, de construire un projet avec des objectifs précis ainsi que des modes d’évaluation opérationnels… – par un mea culpa : « J’ai toujours dit que quand il y avait une difficulté, c’est toujours d’abord notre faute, à nous élus. J’assume là un défaut de gouvernance politique : on n’a pas donné la ligne et on attend qu’un fonctionnaire le fasse à notre place. » Ce qui confirme la pertinence du propos liminaire de l’intervenant : « Il existe peu d’espaces pour discuter de ce que font les élus au quotidien dans leurs politiques culturelles. Assurément la culture relève d’une approche politique. Il y a donc besoin de ces lieux d’échange. » Et confirme également le choix du thème de ce séminaire pour les adhérents de la FNCC.
Délégation de service public ou régie directe ?
A propos du statut juridique adéquat pour les musées, la vice-présidente culture de l’Yonne, Isabelle Froment-Meurice, soulignait un “cercle vicieux” : pour intéresser d’éventuels exploitants en délégation de service publique (DSP), il faut déjà avoir un certain nombre d’entrées alors que l’objectif d’une telle délégation est précisément d’augmenter le nombre de visiteurs…
Un constat que confirme Jean-Michel Tobelem. Culture espace – premier acteur privé de gestion des monuments et musées – ne regarde même pas les dossiers à moins de 120 000 entrées. Pour l’universitaire, exception faite de l’exploitation d’une boutique ou d’un restaurant, la délégation de service public n’est pas de bonne politique et d’ailleurs elle ne se pratique pas à l’étranger. « Soit on ne fait pas mieux qu’en régie directe et cela ne présente donc pas d’intérêt ; soit on fait mieux, et à ce moment-là une partie de la valeur sort de l’exploitation du musée pour disparaître des moyens dont vous disposez. »
Le compte-rendu intégral du séminaire est disponible sur l’espace adhérents du site.