La 2e Rencontre nationale des départements pour la culture a été l’occasion de mettre en avant l’engagement des conseils départementaux en faveur de la culture et des arts et de souligner leur capacité à accompagner et dynamiser les politiques culturelles communales et intercommunales.
Le président d’Arts vivants & Départements, Claudy LEBRETON, qui a été à la tête de l’Assemblée des départements de France (ADF) de 2004 à 2015, revient sur la pertinence du département, tant comme instance politique que comme périmètre géographique. Entretien.
Malgré la prophétie de leur “évaporation”, les conseils départementaux – au moins ruraux – semblent aujourd’hui réaffirmés. Est-ce le résultat du très long et incertain processus de la réforme territoriale engagé dès 2009 avec la “commission Balladur” ?
En 2012, François Hollande et son gouvernement Ayrault ont raté l’opportunité de voter une troisième grande étape de la décentralisation dans l’esprit originel des lois Defferre des années 80. L’affirmation des grandes régions et la volonté de supprimer les conseils départementaux ont affaibli la belle idée d’organisation démocratique et territoriale de la République.
Aujourd’hui, la pertinence de l’espace géographique du département, cogéré par l’Etat et les conseils départementaux, reste bien présente. Le département a encore de la crédibilité. D’où le choix de la Fédération Arts vivants & Départements de travailler sur le département en tant qu’espace géographique dans le cadre de la compétence partagée et “en couple” avec les intercommunalités. Je ne sais pas si cette situation perdurera. Les EPCI seront-ils appelés à remplacer les communes ? Il faut se rappeler que l’AMF a beaucoup milité pour les communes nouvelles, lesquelles sont souvent conçues sur un périmètre coïncidant avec les nouvelles intercommunalités (dont le seuil démographique a été fixé a minima à 15 000 habitants). Ce processus de reconstruction n’est pas encore achevé… Qu’en sera-t-il après les prochaines élections territoriales ? Nul ne le sait.
Ne manque-t-il pas de la parole, de ma réflexion – des études politiques, statistiques, philosophiques, etc. – pour mettre en visibilité ce “come back” du département ?
Le travail de réflexion, d’observation et d’évaluation existe, que ce soit celui de l’Observatoire des politiques culturelles, des chercheurs Marie-Christine Bordeaux, Philippe Teillet, Aurélien Djakouane et de bien d’autres. Mais en effet, pour ce qui est d’une approche culturelle, l’ADF a fortement porté l’idée que, pour s’extraire d’une image un peu passéiste des départements, il fallait s’emparer de la culture et ne pas se laisser enfermer sur la seule compétence sociale. Car, dans le microcosme parisien – mais aussi bruxellois –, seules comptent les régions et les métropoles. Le fait urbain prime sur le fait rural, d’où d’ailleurs l’actuel mouvement des “gilets jaunes” : l’essentiel des personnes qui se mobilisent viennent des villages, des petites villes de “province”.
Quant aux artistes et aux compagnies, ils sont conscients de l’intérêt pour eux des départements, notamment d’un point de vue financier et territorial. Ils savent où s’adresser (leur grande crainte est de n’avoir comme interlocuteur qu’une seule collectivité). C’est là que sont les possibles. Les habitants aussi le savent. Ce combat doit perdurer, surtout en ce moment où le Gouvernement s’attaque aux grandes fédérations associatives et aux syndicats, voire à l’ensemble de la démocratie sociale.
Alors que les départements ont perdu la compétence générale, la responsabilité “partagée”, notamment pour la culture, ne devient-elle pas le principal appui de leur autonomie politique ?
Il est capital que nous portions l’engagement pour la culture. Mais nous sommes divisés. L’ADF a supprimé sa commission culture (mais il semblerait qu’un groupe de travail spécifique culture soit créé très prochainement). Régions de France est également peu impliquée… Quant à elles, les intercommunalités s’éveillent peu à peu aux enjeux culturels des territoires. Et heureusement que la FNCC est là, car elle seule peut en ce moment parler de culture au nom des élus. Une autre fragilité vient de ce que l’engagement ne tient souvent qu’à des individualités et pas assez à des institutions.
Certains défrichent les chemins du possible, voire de l’impossible. Les “aventuriers” se lancent. Quelques autres les rejoignent, puis cela finit par faire masse.
Cela étant, il en a toujours été ainsi. Certains défrichent les chemins du possible, voire de l’impossible. Les “aventuriers” se lancent. Quelques autres les rejoignent, puis cela finit par faire masse. Il n’est par exemple pas aisé de parler de culture dans le monde rural. Pourtant cela commence, surtout via des élues femmes ; peu à peu la conscience des enjeux culturels s’installe, pour le patrimoine, pour la lecture publique, pour les enseignements artistiques. Et même si cela reste plus difficile pour la création et la diffusion artistique, aujourd’hui toutes les communes de 5000 à 10 000 habitants disposent d’une salle de spectacle ; là s’impose aussi l’intérêt de travailler avec les intercommunalités, car c’est un bon espace de mutualisation et de coopération. Petit à petit, les choses bougent quand même et ce, à l’échelle départementale, où l’on a besoin les uns des autres, les régions jouant, elles, plutôt dans la cour de l’Etat. J’ajouterai que, dans ce moment particulier, nos associations trouvent une crédibilité accrue dans leur capacité à porter une vision de futur et de l’exercice de la démocratie de proximité.
Territorialement, les départements sont à même de jouer un rôle “d’assemblier” (entre communes, entre intercommunalités). Quelles concertations, selon quelles modalités ?
Ce travail d’assemblier, les départements l’effectuent depuis longtemps. A un moment Arts vivants & Départements fédérait de nombreuses agences ou offices départementales. Aujourd’hui la plupart ont été internalisées au sein des services des conseils départementaux, ce qui pose d’ailleurs un problème d’expertise pour la mise en oeuvre des politiques par des professionnels de la culture.
Par ailleurs, la structuration des territoires a beaucoup changé. Dans les Côtes d’Armor, sur les 34 intercommunalités, il n’en reste que 8… Mais tout le monde s’accorde pour considérer le conseil départemental comme l’acteur qui a le plus de moyens financiers. Son budget est plus de trois fois supérieur à celui d’un chef-lieu. On a donc besoin du conseil départemental.
Mais plus peut-être qu’un rôle d’assemblier, il faudrait parler d’un travail de démocratisation qui ne peut procéder que d’un gentleman agreement, d’un accord tacite, en correspondance avec la forte demande de co-construction de la part des habitants. Tout le monde reconnaît en effet au département la compétence de solidarité sociale et territoriale – et si les conseils départementaux demeurent, c’est bien parce que personne ne veut assumer à leur place la compétence sociale. De ce point de vue, nombreux sont les départements à avoir mis en place des espaces de dialogue réunissant l’ensemble des acteurs de la culture : artistes, citoyens et élus.
Comment envisagez-vous à l’avenir le lien départements/régions ?
Ce lien est important. Il s’est notamment construit via les contrats de plan Etat/Régions, qui impliquent un travail en commun. A mon avis, cet apprentissage de la coopération département/région constitue l’une des plus belles réussites de la décentralisation. Elle fonctionne même mieux qu’entre les diverses administrations de l’Etat lui-même…
Aujourd’hui, la réforme territoriale a institué des Conférences territoriales de l’action publique (CTAP), soit de grandes assemblées dont la composition est institutionnellement fixée par la loi et qui sont présidées par les Régions. Leur rôle – loin d’être neutre – consiste à donner des avis sur des propositions de transferts de compétences. Il y a là, à mon sens, une sorte de bicamérisme territorial qui correspond à celui institué au niveau national, avec deux chambres dont l’une vient d’une élection directe, l’autre d’un suffrage indirect. Les présidentes et présidents des conseils régionaux, qui conçoivent leur rôle juste en-dessous de celui de l’Etat, apprécient cette responsabilité de mettre en mouvement la coopération inter-territoriale.
Mais l’efficacité des CTAP dépend de la proactivité de chacun. Cela fonctionne en Bretagne, où cette idée est née. Son grand avantage est de permettre d’assumer le principe de la diversité des territoires : ne pas obliger à faire partout pareil.
La rencontre de Laval a notamment exploré la notion de participation. D’autres principes nouveaux guident aujourd’hui les politiques culturelles : droits culturels, dialogue interculturel, diversité… Les départements doivent-ils se saisir de ces nouveaux paradigmes ?
Il y a là une question de fond sous-jacente, celle de la formation des élus. Les élus sont d’abord et avant toute chose des citoyennes et des citoyens qui font œuvre d’engagement. On leur fait confiance au nom du peuple. Mais il n’existe pas pour eux de formation initiale. Et ils ne se forment pas. Or si cela ne pose pas de problème particulier par exemple pour l’aménagement du territoire, il en va autrement concernant la culture, car là il s’agit d’immatériel. A la différence du patrimoine, des conservatoires ou des bibliothèques, où les choses avancent très bien, cela s’avère beaucoup plus difficile pour la création artistique, notamment dans le monde rural.
Cela étant, les gens perçoivent bien l’importance des enjeux culturels Et de ce point de vue, j’ai remarqué que les élus au niveau communautaire se sentent très à l’aise vis-à-vis de la culture. Globalement, beaucoup de progrès ont été accomplis.
Aujourd’hui aucune politique publique de l’action sociale ne peut être abordée sans une prise en compte des aspects combinés de la culture, de l’éducation, du sport, de l’économie, des sciences sociales.
Pour les conseils départementaux, le lien entre leur compétence culturelle (partagée) et leur compétence sociale (obligatoire) ne fait-il pas sens du point de vue des droits culturels ?
Parler des droits culturels exige pour le moins de bien se préparer et de former les élus et leurs fonctionnaires à cette question complexe qui mérite un grand débat public, chaque année au sein de chacune des assemblées permettant de vérifier l’évolution de son adoption et de sa mise en œuvre. Il faut aussi rappeler que, dans les départements, l’approche culturelle des politiques sociales est encore très récente. Aujourd’hui aucune politique publique de l’action sociale ne peut être abordée sans une prise en compte des aspects combinés de la culture, de l’éducation, du sport, de l’économie, des sciences sociales. Enfin, il nous faut impérativement travailler avec des associations spécialisées sur ce sujet des droits culturels telle que Paideia et autres.
Quel rôle voyez-vous ici pour la Fédération Arts vivants & Départements ? Et pour la FNCC ?
Le lien antre Arts vivants & Départements et la FNCC relève d’une histoire humaine. J’ai trouvé à la FNCC des personnes dont les approches étaient proches des nôtres. Mais sans doute ne travaillons-nous pas assez ensemble.
Nos fédérations sont nécessaires et, de ce point de vue, l’actuel président de la République serait bien inspiré de redonner du crédit à ce qu’on appelle l’intermédiation. Au-delà de ce mot techno, parlons de démocratie territoriale, sociale et culturelle. A l’heure où les gilets jaunes ont investi les ronds-points, le pouvoir serait bien inspiré de remettre “en marche” tout ce qui procède de la démocratie de proximité, qu’elle soit sociale, culturelle, politique et citoyenne. Tout mouvement citoyen de révolte a besoin de trouver un débouché qui repose sur l’écoute, l’humilité et la volonté de partager, d’échanger et de proposer sans esprit de système mais avec une grande ouverture d’esprit.
Quel est votre sentiment après la rencontre de Laval ?
La culture est tellement importante ! C’est la politique même, ce qu’aucun gouvernement n’a dit depuis bien longtemps. On a besoin d’élévation culturelle et philosophique pour comprendre le monde. La rencontre de Laval – la meilleure que nous ayons connue – en témoigne. J’ai particulièrement apprécié le chemin, la préparation, l’élaboration progressive des projets, la qualité du travail des facilitateurs… Un vrai moment d’intelligence collective autour de la culture, au sein d’une fabrique de coopération productrice de richesses intellectuelles et philosophiques, voire humaines.
« Tout projet politique est d’abord un projet culturel », avait coutume de dire le président François Mitterrand et cette affirmation fut constamment au cœur de mon engagement citoyen de toutes ces dernières années. Ce furent les plus belles années de mon existence.