C’était le jeudi 29 novembre, à l’Hôtel du Département de la Mayenne, à Laval. Parmi les huit “défis” proposés à l’ensemble des participants à la 2e Rencontre nationale des départements pour la culture organisée par la Fédération Arts vivants & Départements, Culture & Départements et la FNCC, l’un était plus directement adressé aux élu.e.s. Titre : “Etre élu.e à l’ère collaborative”. Echos d’un atelier collaboratif marqué par le plaisir de l’échange, le partage d’expériences et la qualité des interrogations. Car son principe actif consistait en la formule de questionnement collectif suivante : “Comment pourrions-nous…”
L’atelier “Etre élu.e à l’ère collaborative” partait de trois témoignages dits “inspirants” – ce qu’ils ont été –, mais surtout participatifs et transversaux, l’un en Val-de-Marne, l’autre dans les Bouches-du-Rhône et le troisième en Mayenne.
“Vocabulons” dans le Val-de-Marne. Ce dispositif, qui a répondu à un appel de la Direction générale de la création artistique, a été déployé avec les 15 bibliothèques du Val-de-Marne et des associations sociolinguistiques. Objet : faire découvrir à des personnes ne la maîtrisant pas la langue française au travers de jeux théâtraux et d’écriture de scénarios numériques. En effet, la technologie numérique est un outil d’insertion et d’émancipation qui interroge tant sur la production et la diffusion des savoirs que sur celles des imaginaires. Il fallait donc sensibiliser au numérique et à ses usages et rendre les personnes actives afin qu’elles ne subissent pas le numérique. Donc ne pas seulement engager des actions d’apprentissage de la langue d’ordre pédagogique mais par une action culturelle à caractère ludique.
De là, la nécessité de croiser les apports des différentes directions du conseil départemental et de solliciter divers acteurs qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer, entre le social et le culturel. Cela, comme en témoigne Anne Mercouroff, directrice des affaires culturelles du Val-de-Marne, « en acceptant le risque d’échouer, ce qui n’est pas dans les habitudes des administrations… » Le dispositif, conçu sur une durée annuelle, a concerné une centaine de personnes venues d’horizons très différents.
Evelyne Rabardel, première vice-présidente en charge de la culture et vice-présidente de la FNCC, affirme avec détermination la nécessité d’un travail transversal : « Il faut que le secteur culturel soit en dialogue avec les autres directions, ce qui demande des efforts à tout le monde pour bâtir un projet commun intégrant les spécificités de chacun. » Elle ajoute, en réponse à une question sur le risque pour les élu.e.s que comporte ce genre de dispositif participatif et transversal de se laisser entraîner au-delà de l’objectif politique initial : « Il faut bien sûr maintenir l’objectif politique. Mais une fois qu’il est partagé, un espace de liberté peut s’ouvrir. Il faut faire confiance aux services : l’élu.e ne peut pas être au quotidien partout. »
“Ensemble en Provence”, dans les Bouches-du-Rhône, initié en 2007, veut favoriser l’accès à la fois à la culture, au sport et à la nature pour des publics en difficulté. Un objectif rattaché à la compétence sociale du département, donc au croisement entre compétences obligatoires et compétences facultatives. « Ça frotte un peu… », confie Delphine Cabrillac, chargée de projet/service du département des Bouches-du-Rhône, car il s’agit d’utiliser la culture comme un outil du travail social en créant un lien transversal entre différents acteurs : culture, forêts, jeunesse, vie locale, politique de la ville, insertion, enfance, soit plus d’une dizaine de services…
Pour Florian Salazar-Martin, vice-président de la FNCC et maire-adjoint de la Ville de Martigues, étroitement engagée dans le dispositif “Ensemble en Provence”, « l’intérêt de la démarche consiste à appréhender les personnes dans leur globalité, et non de manière partiel (jeunes, séniors, etc.). Donc une démarche assez atypique – favoriser l’autonomie des personnes – et qui a subsisté malgré l’alternance politique au département. Un projet modeste mais d’avenir » fondé sur trois références : les textes de l’ONU et de l’Unesco, la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels et la loi NOTRe en ce qu’elle pose la culture en tant que compétence partagée par toutes les natures de collectivités.
“La politique départementale en faveur de l’intercommunalité culturelle en Mayenne”. Le vice-président en charge de la culture au département de la Mayenne, Alexandre Lanoë, prévient tout de suite : cette politique culturelle que le département a entièrement confiée aux EPCI « s’inscrit dans la continuité des 25 dernières années, autour de la transversalité et de l’initiative citoyenne. C’est là une histoire bien particulière » qui ne peut en aucune manière être dupliquée à l’identique ailleurs.
Son principe est expliqué par Cécile Allanic, responsable du pôle d’appui aux politiques culturelles, référente-territoires à Mayenne Culture : une approche horizontale dans le respect des territoires, avec le transfert de la lecture publique, de l’enseignement artistique initiale et de la saison culturelle. L’ensemble de cette structure territorialisée de l’action culturelle s’avère aujourd’hui pleinement opérante. Quel rôle à l’avenir pour le département ? Alexandre Lanoë : « Pour l’heure, les conservatoires sont notre principal appui aux projets culturels de territoire. Nous devons aller au-delà de cette approche bipartite, d’où un travail avec la DRAC. Nous espérions aussi un lien avec la région… Par ailleurs, au-delà de l’accompagnement des EPCI, nous devons outiller les territoires et travailler à ce que les élus et les techniciens parlent le même langage. »
Susciter l’intelligence collective en partant au plus près des interrogations
et des expériences individuelles pour construire des perspectives communes et partagées.
Le tourbillon des “comment pourrions-nous… ?” La méthode est simple : pour susciter l’intelligence collective en partant au plus près des interrogations et expériences individuelles pour construire des perspectives communes et partagées. D’un point de vue de matériel, il ne faut que des paperboards, des post-it et des gommettes. D’un point de vue psychologique, beaucoup de bienveillance et de l’écoute. Enfin, pour ce qui est de l’animation, un cadre méthodologique précis, éprouvé, et surtout des “facilitateurs” qui, dans une position de neutralité, veillent à ce que chacune et chacun s’exprime et qui sont capables de recueillir l’ensemble des propos, puis de les organiser pour affiner peu à peu les problématiques en vue de construire quelques “esquisses” de projets à venir. Autant de conditions ici réunies de manière optimale.
Après la présentation des trois témoignages dits “inspirants”, suivait une seconde étape de “brainstorming” pour dégager les questionnements adéquats. Parmi les sept listés, deux thèmes ont été retenus, chacun faisant l’objet d’un groupe de travail de sept à huit personnes pour imaginer des dispositifs y correspondant :
– Comment pourrions-nous associer les habitants pour prendre en compte leurs initiatives dans l’élaboration des projets et des politiques ?
– Comment pourrions-nous créer des espaces de bienveillance, de liberté et d’expérimentation pour tester des demandes participatives dans les institutions, dans le respect des orientations politiques ?
Donc deux sujets principaux : la participation des habitants et la transversalité des politiques et dispositifs pour la favoriser. Cinq grandes préoccupations ressortent de la multitude de post-it rédigés par l’ensemble des participants : Comment convaincre du bien-fondé de la démarche transversale (à la foi entre élu.e.s et entre services) ? Comment conjuguer participation, transversalité et diversité des territoires et des personnes ? Comment associer les artistes sans les instrumentaliser ? Comment faire pour que l’approche participative et transversale s’associe à la pérennité des projets ? Et, enfin, comment dépasser une sorte de culture du résultat manifestement peu compatible avec le tâtonnement propre aux démarches participatives et l’apparition de l’inattendu qui en fait la richesse ?
L’outil magique, proposé par les “facilitateurs” porte un nom, un sigle, le “CPN” : “Comment pourrions-nous…” faire ceci, dépasser cela, convaincre ceux-ci, associer ceux-là, etc. ?
Convaincre élu.e.s et services. Parmi la trentaine de questions inscrites sur les post-it et affichées sur les paperboards, dix anticipent la difficulté pour ainsi dire culturelle de passer d’une logique sectorielle à une approche transversale. « Comment pourrions-nous faire que la question culturelle soit prise en compte par d’autres services (social, enfance, sport, etc.) ? » Car, sachant que « la hiérarchie verticale est encore très prégnante », les freins de l’habitude restent puissants : « Comment pourrions-nous lever les représentations, projections, imaginaires entre les groupes dans une démarche participative (CSP, élu.e.s, techniciens, secteurs d’activité, artistes, associations…) ? »
L’acceptabilité d’une approche transversale dépend en particulier de sa légitimité politique. « Comment pourrions-nous assurer une légitimité d’action dans un cadre de compétence partagée », c’est-à-dire « comment pourrions-nous largement infuser la démarche participative dans le fonctionnement de l’institution » « et sensibiliser les autres élu.e.s au bien-fondé des projets ? » L’une des pistes consisterait à identifier un « défi fédérateur » capable de réunir l’ensemble des élu.e.s d’une même municipalité. Une autre va plus loin en sous-entendant que le fonctionnement
des collectivités est trop hiérarchisé et étouffe l’imagination : « Comment pourrions-nous encourager la créativité administrative versus élu.e.s ? »
L’ensemble des questionnements soulève trois inquiétudes : l’instrumentalisation des artistes et de la culture,
le risque de ne construire que de l’éphémère et une critique d’inefficacité.
Prendre en compte la diversité des personnes et des territoires. Lors des phases préparatoires à la rencontre de Laval, la FNCC avait indiqué deux problématiques à ses yeux centrales pour imaginer comment “être élu.e à l’ère collaborative” : la question des personnes (et non des situations des personnes : jeunes, séniors, en difficultés, éloignés…) et celle des territoires dans leur diversité. Donc une double perspective mêlant territorialisation des actions et lien social (ou droits culturels) que les participants à l’atelier ont largement interrogée.
Deux “pourrions-nous” ont été particulièrement plébiscités. Le premier manifeste un sentiment de déprise des élu.e.s par rapport aux habitants. « Comment pourrions-nous renforcer le lien social en fonction de la spécificité des territoires ? » Ou : « Comment pourrions-nous recréer le lien social dans des “cités dortoirs” ou en milieu rural par des politiques transversales de la culture ? » L’une des interrogations indique clairement la difficulté de répondre à cette exigence d’une dynamique associant l’ensemble des habitants : « Comment pourrions-nous ne pas travailler qu’avec une petite frange de la population dans une démarche participative autour d’un projet culturel de territoire ? » Ce qu’exprime aussi, de manière plus large, la question suivante : « Comment pourrions-nous prendre en compte la grande diversité des personnes dans nos politiques publiques ? »
Des réponses se lisent dans les post-it suivants : c’est par une approche différenciée selon les territoires qu’une action transversale et participative pourra réellement être fédératrice en « adaptant la gouvernance en “mode projet” (en opposition avec une offre ponctuelle) à la spécificité des territoires » et/ou en « identifiant le projet commun qui serait fédérateur sur le territoire ».
L’ensemble de ces questionnements soulève trois inquiétudes : l’instrumentalisation des artistes et de la culture, le risque de ne construire que de l’éphémère et une critique d’inefficacité.
Le risque d’instrumentalisation. Associer les habitants et prendre en compte la diversité des territoires, mais aussi croiser les politiques culturelles avec d’autres, voilà autant de perspectives apparemment peu compatibles avec l’autonomie et la liberté nécessaire des activités artistiques. Or, sans artistes, pas de culture. Et sans culture, pas de politiques culturelles.
Il faut certes s’interroger sur le bon « levier artistique » pour créer du lien social. Mais « comment pourrions-nous faciliter les démarches participatives grâce à l’acte artistique sans que les artistes soient positionnés en faire valoir ou prestataires ? » D’ailleurs, les artistes et les créateurs « ont-ils une place particulière » dans les projets transversaux et participatifs ?
Le risque de l’éphémère et la richesse de l’échec. Sortir des logiques “de silo” pour croiser le travail des services, faire dialoguer les élu.e.s en charge de différents mandats mais aussi construire les projets, au-delà des institutions et équipements répertoriés, avec les populations et les associations locales œuvrant tant dans le domaine culturel que social ne peut que rompre les chaînes éprouvées de l’action politique. Avec un risque d’instabilité. « Comment pourrions-nous donner suite à nos projets et faire en sorte que l’étincelle ne s’éteigne pas ? » Comment, par exemple, « rendre durable les liens entre les acteurs de la lecture publique et les structures sociolinguistiques ? ». Bref, comment faire pour que, au lieu de les fragiliser, « la transversalité apporte de la pérennité aux projets ? »
Et puis aussi le risque propre du double défi de la transversalité et de la participation exige un esprit quelque peu aventurier. On part sans trop forcément savoir où l’on va arriver. Alors « comment pourrions-nous dépasser la culture du résultat et mettre en valeur la démarche (question de l’évaluation qualitative) ? » et « mobiliser collectivement en sachant que ça peut rater ? » Mais attention, prévient l’un des post-it, la question se pose aussi de savoir « comment pourrions-nous garder le contrôle de l’objectif de la politique publique dans une dynamique participative ? »
Esquisses. Au terme du recueil et du partage de l’ensemble de ces questionnements, les deux groupes de réflexion ont été scindés en plusieurs groupes de travail pour imaginer concrètement des esquisses de projets qui puissent y répondre. L’un sera intitulé “Liberté, j’écris ton nom”, avec l’idée de favoriser la « germination » de projets inédits. Un autre – “Culture(s) en agglomération ou intercommunalités : que fait-on ensemble ?” – envisage la constitution d’une “commission participative élargie” pour initier une « foire aux projets ».
Le troisième – “C’est quoi votre saison ?” – imagine la création d’un « groupement local ouvert de programmation et de création participative » proposant à des habitants de s’exercer à une sorte de pratique en amateur de la programmation, sous la supervision de professionnels dans le but, notamment de faire infuser au-delà des responsables le sens de l’intérêt général. Enfin, le dernier titre “Ensemble c’est mieux ! Liberté, expérimentation diversité” se propose d’instaurer un lieu particulier, incubateur de projets, réunissant élu.e.s, agents, citoyens, artistes, structures, etc. pour choisir ensemble leurs sujets de réflexion.
Au-delà de leurs spécificités propres, ces quatre dispositifs ont un objectif commun : faire surgir ce qu’on n’imagine pas…