L’édition de 2023 des “Chiffrés clés”, réalisés chaque année par le Département des études, des statistiques et de la prospective (DEPS) du ministère de la Culture, réserve un chapitre aux “Pratiques culturelles”. Tirant les enseignements au long cours des enquêtes décennales menées depuis 1970, dont la dernière date de 2018, les chercheurs discernent « six tendances permettant de qualifier près d’un demi-siècle de culture en France ». Synthèse d’un suivi d’évolutions statistiques rare sur une période aussi longue (1973-2018).
1. Une place croissante de la culture dans le quotidien des Français. « Dans la plupart des secteurs culturels, les séries historiques fournies par près de cinquante ans d’observation des pratiques culturelles de la population confirment un développement et une diversification des pratiques quels que soient l’âge, le milieu social et le type de territoire. »
Outre l’assiduité de la pratique des médias (radio, TV), le phénomène le plus marquant est l’essor de l’écoute de musique enregistrée. Lors des dix dernières années, 57% des plus de 15 ans écoutent de la musique quotidiennement (hors radio) alors qu’ils n’étaient que 34% en 2008. Mais ce renforcement du goût pour la culture concerne aussi l’ensemble du champ : « Les sorties au cinéma ou au spectacle, les visites de musées, d’expositions ou de monuments historiques sont de plus en plus fréquentes dans des catégories toujours plus diversifiées de publics. »
2. L’essor considérable, en dix ans, des pratiques culturelles numériques. La croissance de l’écoute de musique est notamment à mettre au compte de l’essor des pratiques numériques. L’image animée en bénéficie également : en 2018, 59% des 15-24 ans regardent quotidiennement des vidéos en ligne.
3. Des Français plus nombreux à fréquenter les lieux culturels, surtout après 40 ans. Cette tendance concerne plus précisément ce qu’on appelle les “sorties culturelles”. La crainte que la “culture écran” ne vident les lieux physiques de culture ne semble pas fondée, en tout cas pour les plus de 40 ans… Tous les types de lieu ont vu croître leur fréquentation. Et si le jeunes fréquentent massivement les cinémas (84% des jeunes adultes sont allés au cinéma au moins une fois au cours de l’année 2018), 49% des 40-59 ans ont assisté à un spectacle vivant en 2018 alors qu’ils étaient 41% en 2008. Enfin, « tout comme le spectacle vivant, les secteurs patrimoniaux (musées, monuments historiques) ont bénéficié de cette propension croissante des plus âgés aux sorties culturelles ».
4. La réduction de certains écarts territoriaux et, dans certains cas, sociaux. Autre tendance positive, l’essor du numérique tend à réduire les écarts de comportement entre urbains et ruraux ainsi que, plus marginalement, entre milieux sociaux. L’écoute de musique enregistrée est la plus démocratique des pratiques culturelles : en 2018, elle est le fait de 58% des Françaises et des Français, sans distinction géographique ou sociale alors que les urbains étaient 1,4 fois plus nombreux que les ruraux en 2008 et 3,2 fois plus nombreux en 1973. Une démocratisation qui s’observe également pour la fréquentation des bibliothèques et des lieux du spectacle vivant, en particulier les théâtres : ici, l’écart de fréquentation entre urbains et ruraux s’est considérablement réduit : de 26% des urbains et 16% des ruraux en 1973 à 20% des urbains et seulement 3% des ruraux en 2018.
Pour les écarts entre catégories socioprofessionnelles, la tendance est au creusement de la différence entre les diplômés du supérieur et les peu diplômés : les premiers étaient 3,8 fois plus nombreux que les seconds à avoir visité un musée ou un monument au cours des douze derniers mois en 2018 alors qu’ils étaient 3,4 fois plus nombreux en 2008 et 2,8 fois plus en 1973. Cette “gentrification” des pratiques culturelles s’atténue cependant concernant les pratiques les plus répandues (écoute de musique, fréquentation des cinémas) ou encore les bibliothèques, davantage fréquentées par les plus jeunes.
5. Le déclin de pratiques associées à la génération du baby-boom… A ces variations des pratiques selon le territoire ou la catégorie socio-professionnelle s’ajoute deux phénomènes générationnels qui bouleversent en profondeur les comportements culturels des Françaises et des Français.
Le premier est l’effacement progressif de la génération sur laquelle se sont historiquement ajustées les politiques culturelles tant nationales que locales depuis 50 ans : les baby-boomers (nés entre 1945 et 1954). « Cette génération se distingue en effet par une participation culturelle particulièrement développée, à la différence des générations antérieures comme postérieures. » Les baby-boomers lisent beaucoup et fréquentent assidûment les lieux culturels. Au cours des dix dernières années, leur vieillissement explique en grande partie l’érosion de la pratique de la lecture ainsi que le non-renouvellement du public de la musique classique et accroît le risque d’affaissement de la fréquentation des sites patrimoniaux.
6. … et la singularité culturelle des générations récentes. Le second phénomène générationnel tient à la massification des usages numériques depuis la fin des années 2000 et concerne donc les personnes nées entre 1995 et 2004. Si les premières “victimes” en sont les médias traditionnels, en revanche ces usages ne contrecarrent pas les sorties mais s’y ajoutent. Ainsi, « en 2018 comme auparavant, les jeunes (15-24 ans) fréquentent assidûment les lieux culturels, qu’il s’agisse des cinémas, des lieux de spectacle, des bibliothèques ou même des sites patrimoniaux ».
Un affaissement des pratiques musicales en amateur. A ces six tendances s’ajoutent une donnée d’évolution statistique inquiétante – la raréfaction des pratiques en amateur –, car elle est pour une grande part à la source de l’appétence pour les arts et la culture. Pour ce qui est de la musique, les personnes s’y adonnant en amateur représentaient 20% de la population française métropolitaine en 1988 contre moitié en 2018 (11%).
La tendance est néanmoins à tempérer si l’on tient compte, d’une part, des pratiques en amateur d’autres formes d’expression et, d’autre part, de celles qu’à suscitées le numérique. Ce qui se lit en filigrane en considérant, toujours pour ce qui est de la musique, les lieux d’apprentissage : presque autant de personnes suivent des cours par Internet (36%) que dans des structures spécialisées (38%). Enfin cette note du DEPS : les musiques traditionnelles et la musique classique sont les deux seuls genres musicaux plus pratiqués en amateur (29%) que fréquentés par eux (24%). Un constat qui confirme l’importance croissante de ce que les sociologues appellent parfois la “fonction expressive” des pratiques culturelles : pour se construire psychologiquement et socialement et non seulement pour le plaisir de l’écoute ou de la contemplation.
Quelles perspectives politiques ? Ce n’est pas l’objet de l’enquête du DEPS que d’avancer des préconisations de politiques culturelles pour l’avenir. Ses résultats peuvent cependant aider à en anticiper sept, chacune s’appuyant sur l’identification des six tendances qui qualifient « près d’un demi-siècle de culture en France » :
- mettre la culture au cœur des politiques publiques, en réponse aux attentes grandissantes des Françaises et des Français,
- faire de l’accès aux lieux de culture par les adolescents et jeunes adultes une priorité,
- développer la culture en territoire rural pour poursuivre et amplifier le rééquilibrage en cours des pratiques culturelles entre urbains et ruraux,
- adapter l’offre de lecture, de musique “savante” et de l’offre patrimoniale aux attentes des jeunes,
- prendre la pleine mesure de la double nature de l’offre culturelle pour les jeunes, à la fois numérique et physique pour généraliser leurs voies d’accès aux arts et à la culture,
- et mieux accompagner l’apprentissage en autodidacte des amateurs via Internet.