Le titre du débat interpellait : « Y a-t-il encore une place pour la culture populaire ? » C’est-à-dire, les politiques et institutions culturelles n’ont-elles pas perdu le lien avec beaucoup de nos concitoyens ? Les réponses sont nuancées et les pistes de solution diverses. Intervenants : Laetitia Guédon (metteure en scène, auteure et directrice des Plateaux sauvages), Carole Thibault (auteure et directrice du CDN de Montluçon), Arnaud Meunier (directeur de la Maison de la culture de Grenoble), Cécile Helle (maire d’Avignon), Paul Rondin (directeur délégué du Festival d’Avignon et co-président de France Festivals) et Elise Calvez (représentante de l’ADEC-Maison du théâtre amateur de Rennes). Un débat vif animé par le président de la FNCC. Synthèse
Frédéric Hocquard donne la source de la question posée pour cette rencontre. Face à la présence, pour la seconde fois consécutive, du Rassemblement national au deuxième tour d’une élection présidentielle, on ne peut pas ne pas se poser la question suivante : « Tout notre travail porté dans le domaine des arts et de la culture, avec cette vision partagée entre élus que la culture joue un rôle d’émancipation, de construction d’un langage commun au service d’une république culturelle, avait-il échoué ? Avons-nous été capables de réellement travailler à la présence de la culture pour toutes et tous ? Et avons-nous su laisser une place suffisante à ce qu’on appelle la ou les cultures populaires ? »
A son tour, la maire d’Avignon, Cécile Helle, précise le sujet en faisant part de son étonnement devant l’absence de « sursaut populaire » face à la fermeture des lieux culturels et à l’impossibilité d’exercer une pratique artistique imposées pendant la crise sanitaire. « Pourquoi n’a-t-on pas souligné que ce qui nous était ainsi proposé n’était pas acceptable ? » D’où cette interrogation touchant les fondements mêmes d’une politique culturelle, tant la culture constitue à ses yeux l’une des principales armes contre les extrémismes et l’obscurantisme : « Comment fait-on pour continuer à toucher tous les publics, tous nos concitoyens, y compris celles et ceux qui revendiquent de ne pas avoir de pratique culturelle –, et ce avec un discours assumé renvoyant la culture à une dimension élitiste qui par définition ne les concernerait pas. »
D’où procède ce constat, partagé, d’une hiérarchie des cultures, d’une condescendance de représentants de la « haute » culture vis-à-vis des autres formes d’expressions culturelles. Comment retisser le lien ?
Sortir de l’entre-soi. Pour Paul Rondin, le milieu des arts et de la culture souffre d’une endogamie dont témoignent actuellement les difficultés de recrutement pour les métiers de la culture. « Pourquoi nos métiers ne sont-ils plus désirables ? C’est horrible comme on se ressemble tous ! Et au fond, on propose des chosent qui nous ressemblent et qui, de fait, ne répondent pas à ce que les publics, au sens très large du terme (au-delà des spectateurs) pourraient avoir envie de trouver chez nous. »
Reprenant les propos, tenus à Avignon, du hip-hopeur Sofiane s’adressant à l’institution culturelle – si vous pouviez aussi, de temps en temps, juste nous écouter… –, il dénonce un manque d’hospitalité procédant de l’absence de connaissance et de reconnaissance des pratiques et langages autres. Et fait cette réponse à la maire d’Avignon s’étonnant de l’absence de réaction populaire lors de la fermeture des lieux culturels : « Le soulèvement qui n’a pas eu lieu se serait peut-être davantage produit si nous étions identifiés comme les représentants de toutes ces cultures et pas seulement de celles de gens qui nous ressemblent. » Sortir de l’entre-soi exige de la part des milieux de la culture et des arts plus de curiosité, de bienveillance, d’écoute et, finalement, de se débarrasser d’une sorte de complexe de supériorité qui non seulement exclut mais isole. Il faut de la modestie face aux « récits à l’écriture fascinante, qui nourrissent massivement la culture de toute une génération », du si populaire hip-hopeur. « Mais nous ne savons pas l’entendre… »
Rencontrer l’autre. Sans nier une certaine endogamie sclérosante des milieux culturels, l’analyse de Claire Thibault aborde la question autrement. Il y a une incompréhension sur ce que signifie le terme de « culture ». Pour les uns, la culture est synonyme de modes de vie, donc d’une réalité collective et impersonnelle. D’autres y incluent les processus créatifs des industries culturelles, eux aussi destinés à la satisfaction d’un public large. « Mais l’art, et l’art théâtral en particulier, c’est au contraire une traversée du singulier, quelque chose d’infime. On ne crée pas de la culture avec cela », même si l’exposition en public peut générer, indépendamment de la volonté créatrice, un sentiment d’appartenance culturelle collective.
Le singulier, l’expression de l’infime n’appartiennent à personne en propre, à aucune classe sociale en particulier. « Les gens ont tous des cultures, des micro-cultures, des pratiques culturelles. La question de la culture populaire est terrible en soi car elle est déjà excluante. » En revanche, « à partir du moment où, en tant qu’artiste, on travaille dans une idée de rencontre et de partage – et pas de « je vais vous expliquer ce qu’est la grande culture » –, on essaie se placer dans un endroit où l’on se fait bouger les uns les autres. » Si donc, de fait, beaucoup déclinent l’offre culturelle qu’on leur propose parce qu’ils ne s’y reconnaissent pas, cela tient non à la nature de cette offre mais, en partie, à un manque de respect de la différence. Si l’exerce d’un métier culturel consiste à venir voir les gens « en insultant leurs opinions et en les associant à leur origine sociale au lieu d’essayer de les comprendre, alors j’arrête de faire du théâtre, car le théâtre est l’endroit la rencontre avec l’autre ».
Former tout le monde. Frédéric Hocquard cite ces propos d’Arnault Meunier : « Plus un art est fréquenté par la bourgeoisie, plus il est excluant pour les classes populaires. » Le directeur de la Maison de la culture de Grenoble s’explique. Le problème n’est pas seulement celui de l’endogamie ou d’une attitude de supériorité des « élites » sur le « peuple ». C’est aussi un problème de volonté politique et d’argent. « Quels sont les trois freins majeurs pour l’accès des milieux populaires à nos lieux ? Tout d’abord la question de l’argent, celle de tarifs accessibles pour toutes et pour tous, que pratiquent tous les théâtres publics. Deuxième frein, les transports ; et là ce sont les élus qui peuvent agir – puis-je rentrer chez moi après le spectacle ? Enfin le troisième, dont on parle ici depuis le début, celui de l’intimidation, de l’accès symbolique, de la chose excluante. »
Pour s’en tenir à la question des métiers et des difficultés de recrutement, donc de l’endogamie, l’analyse est politique et limpide. Exemple. Historiquement, le projet de l’école d’art dramatique de Saint-Etienne était de recruter des élèves de tous les milieux. Un objectif longtemps couronné de succès, l’école bénéficiant de crédits spécifiques de la Datar pour l’aménagement du territoire. Ils permettaient aux élèves d’avoir des bourses « et donc de s’affranchir de leurs milieux familiaux et de prendre le risque de devenir artistes, car ils se savaient financièrement soutenus ».
Puis, Saint-Etienne n’étant plus considérée comme en zone rurale, ces crédits se sont éteints et l’école est devenue une école supérieure d’art dramatique. D’où la création d’un programme d’égalité des chances. Car, « si on veut des collaboratrices, des collaborateurs, des artistes venant des milieux populaires, il faut pouvoir leur offrir les conditions de leur liberté. » Une fois le frein financier desserré, « on a ensuite essayé de transmettre les codes symboliques pour donner l’accès aux concours. En sept ans, on a réussi à faire entrer trente jeunes dans l’enseignement supérieur d’art dramatique, dont quatre au CNSMAD. Aujourd’hui de nombreux de ces jeunes sont des professionnels. »
Pour autant, la précarité n’a cessé de croître et ces programmes ont un coût. « Comment réparer vingt ans d’inégalité sociale ? On a affaire à des jeunes qui n’ont plus de carte vitale, qui ne se soignent pas… C’est une autre réalité sociale à laquelle l’institution doit s’adapter. Voilà tout le chemin que nous devons parcourir. A Grenoble, mon projet est d’additionner les forces, à la fois la puissance magnifique du ministère de la Culture et les forces vitales de l’éducation populaire. »
Accueillir. L’intervention de Laetitia Guédon ne s’attache ni aux métiers ni à la nature de l’offre, « populaire » ou non, mais à l’attitude de celles et ceux qui en ont en charge la responsabilité. Dans son théâtre placé au carrefour des mondes de la création, de la transmission, en même temps un lieu de vie et de pratique artistique, c’est par la qualité de l’accueil, par la même attention portée à toutes et tous, par une sorte de politesse fondamentale, de civilité, d’urbanité que la mixité sociale y prend pied.
« Je ne crois pas que c’est en mettant sur le plateau quelque chose ressemblant à l’environnement qu’on va répondre à la question. En revanche je crois beaucoup à l’accueil. Dans nos lieux, nous avons un grand déficit sur le sourire. Il faut avoir la même déférence vis-à-vis d’une femme blanche de 60 ans, habituée du théâtre, et d’un jeune homme de 13 ans. » Il ne s’agit pas de renoncer à ce qu’il est convenu d’appeler « l’excellence » ou d’indexer la nature de l’offre de spectacle aux attentes supposées d’un public populaire. « En tant que lieu de création, il peut y avoir des propositions qui ne marchent pas forcément du premier coup ; mais s’il y a un très bon accueil, un bar qui fonctionne bien, ça passe. » Donc pas de démagogie. « On peut faire un certain nombre de choses concernant l’accueil sans pour autant niveler ni la programmation, ni la manière de parler aux gens, ni son engagement. » Le théâtre conjugue alors sa fonction de lieu ordinaire, familier – un lieu de vie du quartier – et d’espace d’inconnu : lieu de création.
Pour une jonction des mondes. A la suite de ces interventions de directrices et directeurs d’institutions culturelles prestigieuses, le témoignage d’Elise Calvez en tant que représentante du théâtre en amateur illustrait la réalité du clivage entre mondes culturels. Un clivage significatif par le nombre de personnes pratiquant en amateur, mais passionnément, un art (la Bretagne compte 750 troupes de théâtre en amateur) qu’ignorent les professionnels. Question : comment porter le double enjeu de croiser l’éducation populaire et l’exigence artistique ?
Les théâtres contactent parfois l’ADEC pour remplir leurs salles. Comment faire ce lien entre les publics ? Peut-être simplement en reconnaissant l’existence même, en-deçà de tout jugement de valeur, de l’univers des pratiques en amateur. « Certes ce n’est peut-être pas le théâtre que vous aimez mais, en bons voisins, vous pourriez vous intéresser au minimum à ce qu’ils font, surtout si vous attendez qu’ils viennent vous voir… » Une reconnaissance qui ne va pas de soi.
C’est avec beaucoup d’intensité qu’Elise Calvez raconte un épisode témoignant du déni d’intérêt du monde de la culture pour les amateurs et la réalité sociale qu’ils représentent. Elle décrit succinctement les efforts de son association pour susciter des liens entre amateurs et professionnels, via des commandes d’écriture à des auteurs, des ateliers croisés, des formations, etc. Bref un « monde merveilleux ». Puis vient la pandémie… « Et revient en même temps – comment le dire autrement – un sentiment de mépris de classe. Lors du premier confinement, on ne pouvait rien faire ; tout le monde était sidéré. Et au deuxième confinement ? Pas une réunion sur les pratiques en amateur, alors qu’elles concernent 22 millions de personnes ! C’est très violent. Vous dites à des gens pour qui c’est à la fois de la création, du lien social, intergénérationnel, territorial : ne faites rien, surtout restez chez vous devant votre écran, ne vous voyez plus, ce que vous faites n’est pas important… » Après, ajoute-t-elle, « ne demandez pas aux gens de revenir dans les lieux de culture et d’être super contents de reparticiper au « grand bal »… »
Programmation citoyenne ? Au moment de l’échange avec la salle, le constat est le suivant : la rupture entre cultures relève d’une donnée de fait dont chacune et chacun a bien conscience et à laquelle des réponses diverses peuvent être apportées mais sans qu’aucune ne résolve véritablement la tension. La participation citoyenne serait-elle une voie plus décisive ? La question est posée par la directrice des affaires culturelle de Fontenay-sous-Bois, Carole Ziem. Elle expose le projet de la municipalité pour le nouveau théâtre que va ouvrir la Ville : que 20% de la programmation soit l’objet d’une co-construction entre les habitants, les usagers et les artistes.
La perspective suscite un intérêt teinté d’une certaine défiance de la part des professionnels présents. « Je ne suis pas d’accord avec cela, mais les tentatives sont toujours intéressantes à observer » (Claire Thibault). « Pour ma part, je serais curieuse de voir l’aboutissement de l’ouverture que vous proposez, parce qu’il y a aussi une responsabilité pour la billetterie et de cohérence qui incombe à la direction d’un lieu » (Laetitia Guédon). Pour Paul Rondin, ce serait une erreur d’ignorer cette problématique : « Je veux bien qu’on essaie les 20%, mais à condition que ce soit l’objet une vraie réflexion et non une petite initiative marginale. On n’a pas essayé et je ne vois pas où est le problème. » Même approche plus ouverte de la part d’Arnault Meunier : « Dans mon projet, il y a un conseil participatif de la jeunesse. Il faut en effet inclure la jeunesse dans nos préoccupations. »
En revanche, cette perspective participative est positivement relayée par plusieurs élus de la FNCC.
Pour May Bouhada, maire-adjointe à Fontenay-sous-Bois, c’est une manière de poser la question : « Pourquoi nos pratiques culturelles et artistiques sont-elles tantôt incluantes, tantôt excluantes ? » Et aucunement de remettre en cause l’expertise des professionnels. Simplement, il faut prendre en considération que les lieux de culture sont aussi des lieux de service public.
D’autres élus font part de leur intérêt pour cette question de la programmation citoyenne, à condition de l’accompagner d’un travail de formation. Elu à Séné (Morbihan), Jean-Yves Fouqueray témoigne de dix ans de succès d’une expérience de ce type dans sa commune. Patrice Latronche, maire-adjoint à Champigny-sur-Marne, expose aussi un projet de confier une part de la programmation à des jeunes.
Frédéric Hocquard exprime clairement la tension, fertile, entre enjeux politiques et enjeux proprement artistiques et culturels. « Les élus sont aussi le réceptacle d’un certain nombre de propos à l’encontre de l’institution culturelle, que nous défendons. Il faut donc pouvoir répondre collectivement à ce qui peut être dit par Elise Calvez, par des citoyens… Après il y a des débats, des points de vue différents. Et il y a eu ici des nuances assez importantes. Mais nous portons toutes et tous la nécessité de ce questionnement sur le lien entre attention aux cultures populaires et respect de la notion de service public. »
Annonçant son projet « Avignon, terre de culture 2025 » – avec notamment la création d’un festival en direction des pratiques en amateur –, Cécile Helle insiste également sur l’indispensable conciliation entre service public et soutien à la création : « Il n’est pas acceptable qu’il n’y ait pas davantage de lien entre la population et tous les équipements et acteurs culturels présents sur la commune. » Conclusion d’Elise Calvez : il faut que « chacun étant reconnu à sa juste place, on puisse bien travailler ensemble, en complémentarité, pour enfin pouvoir partager le goût du théâtre qui nous anime toutes et tous, sans tout mélanger mais en défendant un objectif commun. »