La sociologue Sylvie Octobre (Département des études, des statistiques et de la prospective du ministère de la Culture) et la chercheuse en sciences de l’éducation Régine Sirota (professeure à l’Université de Paris) coordonnent l’étude Inégalités culturelles : retour en enfance. Un ouvrage collectif qui se présente à la manière d’une galerie de douze “tableaux sociologiques”, peints selon des méthodes différentes, sur les rapports entre enfance et inégalités sociales. Dans leur rôle pour ainsi dire de commissaires d’exposition, elles co-signent une dense introduction propre à renouveler l’approche, sous le signe de la rigueur et de la nuance, des objectifs mêmes des politiques culturelles quant à leur prise en compte des plus jeunes, de la naissance à l’orée de l’âge adulte, notamment au travers de l’éducation artistique et culturelle.
« Comment la question de l’enfance retravaille-t-elle celle des inégalités sociales et, a contrario, comment la question des inégalités sociales retravaille-t-elle celle de l’enfance ? » On sait que les inégalités culturelles façonnent le corps social dès l’enfance par leur réalité comme dans leur ressenti. Mais cette expérience précoce et formatrice des inégalités constitue-t-elle la cause ou la conséquence des inégalités socioéconomiques à l’âge adulte ? Ou serait-ce l’inverse : les inégalités culturelles sont-elles la chrysalide des hiérarchies socioéconomiques opérantes de notre société d’adultes ? Trois hypothèses :
Pour une pensée sociologique désormais classique – de nature bourdieusienne –, les inégalités culturelles traduisent, symbolisent et répercutent, par les voies multiples de l’éducation, des positions de classe. Elles participent ainsi puissamment à la reproduction des assignations sociales. Selon cette approche, la dimension économique reste première par rapport à la dimension culturelle. C’est à partir de la position économique que s’instaurent et s’expliquent les discriminations socioculturelles. Alors, le travail de démocratisation culturelle – le travail de l’égalité des chances dans la culture –, dont on espère communément que son déploiement dès l’enfance en garantira le succès, apparaît bien illusoire.
Une autre approche procède de l’hypothèse inverse : par sa nature même de contact direct à la puissance première de la sensibilité, la culture transcende les déterminismes sociaux et permet de les déjouer. Alors, à la condition d’intervenir au plus tôt de la formation des individus afin de lutter à la source contre ce que la psychanalyste Sophie Marinopoulos a appelé la “malnutrition culturelle” et/ou contre la distorsion de l’imaginaire par des modèles élitistes ou commercialement standardisés, le travail de la démocratisation peut réellement contribuer à une évasion de la prison des déterminismes socioculturels.
Ou encore, ici selon une thèse parfois dite “culturaliste”, la transversalité propre à la réalité culturelle fait que l’économie elle-même relève de régimes d’échange, de production et d’acquisition de biens qui sont toujours à la fois des biens matériels et des biens symboliques. Alors, à condition d’étendre largement la définition de ce qu’est la culture et notamment d’accepter qu’en fassent partie les productions du “capitalisme de l’émotion” caractéristique de notre époque, le travail de la démocratisation culturelle recoupe, voire englobe, le projet politique global d’une société de l’égalité des chances. Autrement dit, et sans considération de valeur sur le type de culture acquis, un pouvoir d’achat important assure automatiquement une aisance culturelle notable, et vice-versa.
Vers une approche interdisciplinaire des inégalités. La galerie des travaux sociologiques, mais aussi anthropologiques ou linguistiques sur l’enfance et la culture proposée par Sylvie Octobre et Régine Sirota montre l’insuffisance d’une approche univoque des relations d’interdépendance entre enfance et société. La compréhension de l’acquisition des contenus symboliques dès les plus jeunes âges éclaire autant les logiques inégalitaires de la société mûre que l’inverse. Les chercheuses identifient en introduction plusieurs renversements de perspective qui laissent entrevoir que c’est davantage par l’accumulation des prismes que par le regard au travers d’une focale unique qu’il est permis d’espérer une approche raisonnée et nuancée des rapports complexes qu’entretiennent les inégalités culturelles et l’enfance.
Avec cependant une tendance stable servant de toile de fond : « Si les inégalités économiques continuent de jouer un rôle majeur » dans la construction des individus, « les inégalités “culturelles”, au sens large, prennent une place de plus en plus importante, pour deux raisons : d’une part, le poids de la scolarité dans la construction des inégalités et du lien entre inégalités scolaires et inégalités culturelles ne se dément pas ; d’autre part, les lectures de la société en termes “culturalistes”, voire identitaires, se font plus prégnantes. » Dans un cas comme dans l’autre, la culture – que ce soit sous sa forme d’éducation ou sous celle d’assignation identitaire – tend à prendre le pas sur les réalités apparemment plus objectives des clivages économiques. Autre formulation, plus générale, de cette donnée de base : « Le champ culturel contribue fortement à l’édification des frontières symboliques entre les groupes, basées sur des formes de connivence (partage des goûts et d’usages communs, mais aussi formes d’assurance de soi), qui créent des entre-soi, mais aussi des exclusions, des discriminations et des stigmatisations. »
L’étude distingue quatre renversements méthodologiques, qui reflètent autant de mutations des structures et des causes des inégalités sociales et confèrent à l’étude de l’enfance une place de plus en plus centrale dans la compréhension de la société.
Premier renversement : la culture comme source des inégalités. La sociologie contemporaine constate : « Une nouvelle compétition – qui passe du capital économique au capital culturel et au diplôme – permet aux plus privilégiés de reproduire leur statut social plus et mieux que l’accumulation de richesses. » Dans cette compétition, « les nouvelles fractures sociales et leur reproduction se fondent sur des mécanismes plus culturels qu’économiques ». Ce déplacement du critère « d’une vision de la réussite comme succès matériel vers un hybride bien-vivre/bien-être/bien-faire » sous-tend un « intense travail de parentalité » qui ne fait qu’accroître les conséquences des inégalités que vivent les enfants puisque l’acquisition de cette richesse dépend étroitement de l’éducation familiale : la culture ne les compense plus ; elle les crée, les développe. Les autrices donnent l’exemple du succès social des enfants d’enseignants et, plus globalement, celui des surdiplômés.
Deuxième renversement : dépendance et agency, enfant-objet et enfant-sujet. Il s’agit, pour les autrices, non d’un changement d’approche mais de “lunettes”, telle paire permettant d’étudier les inégalités dont le monde de l’enfance est objet, selon une conception passive des plus jeunes, qui subissent et absorbent les inégalités structurant le monde des adultes, et telle autre mettant à jour la part active de l’enfance en tant que créatrice des inégalités sociales en général. Il importe non de privilégier l’une des visons sur l’autre mais de les articuler entre elles. Donc une double conception, « celle qui situe les inégalités dans le monde de l’enfance et celle qui infère à leur aune les inégalités à venir de l’âge adulte ».
Troisième renversement : inégalités de langage. Il s’agit d’une variante dans l’observation de l’enfance comme source des inégalités futures (et non conséquence d’inégalités présentes) liée au capital culturel plutôt qu’économique, même si ce n’est qu’abstraitement que les deux se distinguent. « La contribution des inégalités précoces aux inégalités futures » est particulièrement flagrante au travers « des inégalités par rapport au langage, dont les effets scolaires sont avérés, qui se transforment à leur tour en inégalités d’accès à l’emploi et produisent des trajectoires biographiques très différenciées ». Certes le lien relève d’une sorte d’évidence de bon sens, mais sa confirmation scientifique suppose le développement de ce que les sociologues appellent une “enquête longitudinale”, qui établit ses observations et statistiques sur des panels de population suivis dans le temps (par exemple la “cohorte Elfe”, soit un échantillon de 20 000 enfants suivis depuis 2001).
Quatrième renversement : le primat de l’inégalité identitaire. « On observe une transformation des rapports de pouvoir, qui peut parfois substituer à une lecture de la société en termes de classes sociales une lecture en termes de communautés (genre, âge, origine ethno-raciale, croyance, etc.) et qui engendre une nouvelle lecture des inégalités, voire des discriminations. » Sur ce renversement, les chercheuses notent que le primat des inégalités économiques sur les inégalités culturelles, typiquement français en ce qu’il entre en résonance avec le principe de l’intégration républicaine et de l’égalité des chances, est au fondement de la pensée de la démocratisation, laquelle apparaît plus étrangère à un modèle anglosaxon fonctionnant sur la prise en compte de la diversité, et donc du principe de la discrimination positive.
Au-delà de la génération des baby-boomers. Longtemps l’étude sociologique de l’enfance s’est focalisée sur l’école et sur les liens entre éducation artistique et culturelle et performances scolaires – des « performances pourtant pas toujours avérées », précisent les autrices. On pourrait s’en tenir là, d’autant plus que cette articulation entre éducation et culture est confortable en ce qu’elle justifierait une chaîne logique vertueuse : cultiver les enfants leur assure un succès scolaire qui, à son tour, est le garant d’une réussite sociale et du bien-être qui va avec… Mais complexifier les approches ne relève pas d’une simple passion scientifique. Une plus fine compréhension, via un “retour à l’enfance”, des relations entre inégalités culturelles et inégalités sociales, relève d’une nécessité contemporaine.
En effet, ces questions « prennent une acuité nouvelle dans le contexte actuel de creusement des inégalités économiques, sociales et culturelles : les destinées des générations sont de plus en plus déterminées au berceau, avec une intensification de la reproduction sociale, et les difficultés que celles-ci rencontrent rappellent que la génération du baby-boom (mobile socialement) apparaît, à bien des égards, comme une exception dans la succession des générations plutôt que comme un étalon des transformations en cours. » Or c’est bien sur et pour la génération des baby-boomers, qui s’éteint aujourd’hui, qu’a été pensé le principe cardinal de la démocratisation culturelle, socle des politiques culturelles publiques depuis Malraux. Maintenant, il va sans doute falloir faire autrement.