En ces temps de coronavirus, où l’on ne se sent à l’abri qu’à la condition de n’en avoir pas, les silhouettes évidées et nostalgiques des kiosques à musique semblent soudain particulièrement accueillantes. Mais cet attrait pour ces vestiges du passé n’est pas dû qu’à leur adéquation conjoncturelle aux “gestes barrières”. Sur les quatre mille kiosques à musique ont été construits pendant la deuxième moitié du 19e siècle, il n’en reste plus que 350 aujourd’hui… Pourtant la conception politique du rôle de la culture dont ils ont été un outil déterminant est toujours d’actualité : valorisation artistique et culturelle de l’espace public, action transversale entre culture et urbanisme, revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs, démocratisation culturelle, lien social… Quelques éléments d’histoire et exemples de réhabilitations récentes.
S’il fallait trouver un équivalent contemporain au kiosque à musique – transplantation en Europe du pavillon de jardin chinois –, ce pourrait être, selon un principe moins jacobin, les micro-folies : des instruments de partage des arts et de démocratisation culturelle par la diffusion de proximité. Son histoire en fait un symbole de l’ambition même de la culture “pour tous” et “partout”. Mais aussi l’une des réalisations les plus abouties de la conjonction entre enjeux d’urbanisme, de mixité sociale aussi, et enjeux culturels : l’implantation d’un kiosque à musique humanise la grande ville, urbanise les petites cités et centres-bourgs et met la musique au service du lien social et intergénérationnel.
Outil de démocratisation, outil de révolution. Dans son remarquable article “Kiosque à musique et urbanisme. Les enjeux d’une autre scène”, l’historienne et professeure de musicologie à l’Université de Rennes 2 Marie-Claire Mussat note que le premier kiosque a été construit à Metz, dans le sillage de la Révolution de 1848. « Le kiosque permet un élargissement indéniable du public et donne accès à la musique aux couches de population qui, jusque-là, en étaient majoritairement exclues. » Il est « la clef de voûte du grand mouvement de démocratisation de la musique qui a pris naissance au moment de la Révolution. »
De fait, le kiosque à musique s’inscrivait ouvertement en réaction contre ce qu’on identifie aujourd’hui comme la “barrière symbolique” des salles et autres institutions culturelles dont les non-initiés n’osent pas aisément franchir le seuil. A l’opposé des habituels cercles de privilégiés fréquentant alors les théâtres ou maisons d’opéras, son public était composé de commerçants, d’artisans, d’ouvriers, d’employés… Tout le monde flânait, écoutait. Il puisait sa raison d’être dans les idéaux de l’éducation populaire : « Le kiosque s’inscrit dans l’effort général d’instruction populaire et gratuite où la musique trouve sa place : on vise l’éducation des sens après celle de l’esprit. » Le vocabulaire a depuis lors changé : nous parlerions plus volontiers aujourd’hui d’émancipation.
Outil d’urbanisme, outil municipal. Mais la fonction de démocratisation sociale de la culture portée par le kiosque à musique ne relevait pas d’un projet seulement culturel. Elle s’ancrait dans un nouvel urbanisme, lui aussi à portée sociale. « Edifice à la fois clos et ouvert, le kiosque introduit dans la cité une architecture de la transparence ; loin de cacher, il montre, assumant en cela l’héritage révolutionnaire. »
Placé au cœur des villes, le kiosque à musique fonctionne comme une agora culturelle, où tout le monde se rencontre, entre groupes sociaux, entre générations. Il joue, selon l’historienne « un rôle de régulateur de la vie de la cité » et constitue l’un des tout premiers éléments de ce qu’on appelle aujourd’hui le “mobilier urbain” et, plus généralement, de la présence de l’art et de la culture dans l’espace public. Une sorte d’ancêtre du “1% artistique” indexé à l’aménagement des villes. Quand Haussmann entreprend de transformer Paris, c’est avec des squares et des kiosques qu’il travaille. Et quand on construit un kiosque, c’est la culture qui entre dans l’espace public. Il devient « le symbole de l’idéal républicain au même titre que l’école ». L’articulation entre urbanisme et culture produit alors un « espace d’humanité » qui, à le dire en termes contemporains, donne corps urbain aux droits culturels.
Modernité du kiosque. Certes le contexte de pandémie pare d’un attrait renouvelé le kiosque à musique. Ce regain d’attention n’est cependant pas tout à fait nouveau, ce dont témoigne de nombreux projets de construction, reconstruction ou réhabilitation à partir des années 80 : à Saint-Herblain (Loire-Atlantique) en 1981, à Javené (Ille-et-Vilaine) en 1993, à Damgan (Morbihan) en 1995, à Paris en 2014 à Brive (Corrèze) en 2019, à Nogent-sur-Marne, Lille, Denain, Saint-Quentin…
Kiosque à musique et budgets participatifs. Trop tardif ? Pas assez prestigieux (les kiosques n’étaient pas construits par des architectes mais commandés à des entreprises de constructions métalliques ou à des fonderies) ? Quoi qu’il en soit, les kiosques à musique ne font pas partie des politiques patrimoniales proprement dites et donc des budgets culturels “officiels”. En revanche, par leur nature même d’élément de convivialité et d’aménagement de la vie quotidienne, ils correspondent parfaitement à l’esprit des budgets participatifs :
- Il reste à Paris 33 kiosques à musique. En 2014, un projet de réhabilitation des kiosques parisiens a été inclus dans le cadre du budget participatif de la Ville. Projet “Des kiosques pour faire la fête” : « Redonner vie aux 33 kiosques à musique parisiens, en les rénovant et en les ouvrant, dès les premiers beaux jours, à toutes les pratiques : musique, danse, théâtre, marionnettes, jeux, démonstrations et pratiques sportives… » Le site de la mairie fait le compte : aujourd’hui, plus de 400 concerts organisés chaque année dans les kiosques parisiens. Un indéniable succès que complète le festival Kiosquorama, ”rendez-vous musical itinérant et éco-citoyen de la rentrée”, dont la prochaine et 13e édition aura lieu en septembre et octobre 2021.
- A Bordeaux, c’est à conjuguer kiosque et écologie que s’engage l’un des projets du budget participatif de la Ville. Proposé en 2019, le projet de kiosque à musique “éco-responsable” est mis au vote. L’idée est de combiner le kiosque avec un compost dont la fermentation permettrait de chauffer le lieu pour un concert, un spectacle, un pique-nique ou une pause lecture… Le projet est aujourd’hui à l’étude.
- A Metz, la Ville a lancé en 2019 une commande publique artistique pour « la création d’une structure scénique comme réinterprétation contemporaine et innovante des anciens kiosques à musique ». La mairie précise que ce projet s’inscrit « dans le sillage de sa politique de démocratisation culturelle et d’offres artistiques hors les murs » et se félicite qu’il ait été placé en tête des idées inter quartiers proposées par les habitants dans le cadre du budget participatif.
Un atout électoral ? On dit souvent que l’engagement culturel fait rarement gagner les élections mais peut en revanche les faire perdre. Le kiosque à musique semble contredire cette maxime. Au 19e siècle, les décisions de l’emplacement choisi pour l’édification d’un kiosque à musique, qui était aussi alors un élément non négligeable de la vie économique, essentiel par exemple pour l’activité des ancêtres de la buvette qu’étaient les limonadiers, faisaient l’objet de débats passionnés. La création d’un kiosque pouvait aussi devenir un enjeu politique : au début du 20e siècle, la liste radicale de Belfort à remporté les élections municipales en incluant la construction d’un kiosque dans son projet électoral. Inauguré le 3 juin 1905, sur la place des Armes il existe toujours aujourd’hui.
Un outil au service des pratiques en amateur. Assistera-t-on, de manière plus générale, à un retour des kiosques à musique dans la vie culturelle et artistique ? Au 19e siècle, le kiosque était essentiellement destiné à accueillir des ensembles amateur dans le sillage du mouvement dit “orphéonique”. Cette fonction de scène de concert pour les pratiques en amateur correspond également à son utilisation contemporaine, mais celle-ci s’étend au-delà de la seule musique et fait de plus en plus appel à des professionnels.
La mairie de Brive a réinstallé en 2019 son kiosque à musique, démonté en 1970, pour y programmer des musiques traditionnelles, de la chanson mais aussi du jonglage et de la danse. A Paris, à condition de s’engager à respecter la “charte d’occupation des kiosques parisiens“ ainsi que la “charte des événements écoresponsables à Paris”, les kiosques sont ouverts à la musique, à la danse, au théâtre, aux lectures. La programmation du Kiosque à musique de Strasbourg propose, en plus des concerts, une programmation jeune public : marionnettes, théâtre, conte, histoires chantées…
Avenir des kiosques à musique ? On peut anticiper qu’à “la faveur” de la crise sanitaire, les programmations des kiosques à musique seront de plus en plus ouvertes et pluridisciplinaires. Tout comme le chapiteau itinérant de cirque, le chapiteau fixe du kiosque à musique pourrait être appelé à devenir une scène artistique à part entière… D’ores et déjà cet indice : en Isère, le comédien, chanteur et compositeur David Bursztein a inventé le principe d’un “kiosque itinérant”, adapté autant au théâtre, à la danse et à la musique, grâce auquel il propose aux municipalités un festival itinérant réunissant trois formations artistiques iséroises.