La riche vie culturelle de Caen (106 000 habitants) rayonne sur une communauté urbaine peuplée de plus de 270000 habitants. La municipalité de cette ville universitaire, forte de très nombreux grands équipements ainsi que de multiples structures artistiques et culturelles, a fait de la culture son premier budget et de la délégation à la culture la première dans son organisation politique. La maire-adjointe à la culture et au patrimoine, Emmanuelle Dormoy – qui pour son deuxième mandat sera aussi aux manettes avec Gabin Maugard, élu municipal, pour l’organisation de la célébration du millénaire de la fondation de la ville en 2025 – expose une approche des politiques culturelles tant locales que nationales dans laquelle la coopération entre collectivités tient une place décisive. C’est là aussi l’une des raisons de son adhésion à la FNCC dont elle est membre du Bureau.
Le mandat à la culture est-il un choix ? Est-ce un premier mandat municipal ?
J’entame mon deuxième mandat en conservant la délégation sur la Culture et le Patrimoine. La culture a toujours été l’objet de mon engagement, personnel et professionnel. Conscient de la richesse culturelle caennaise et de son importance, le maire, Joël Bruneau, a souhaité confier cette délégation à quelqu’un d’averti sur le sujet dès son premier mandat. Il m’a renouvelé sa confiance et réaffirmé ce choix politique fort en faveur de la culture en plaçant pour ce mandat cette délégation à la place de premier adjoint.
La fonction de premier adjoint porte une dimension symbolique toute particulière : le fait d’y mettre l’adjoint à la culture et au patrimoine constitue un geste politique fort. Et ce d’autant plus que nous avons un projet conséquent pour 2025 : fêter pour la toute première fois l’anniversaire de la naissance de Caen. Ce sera les mille ans de la ville. Un tel anniversaire n’a encore jamais été célébré car il faut préciser que, contrairement par exemple au Havre, nous ne disposons pas d’une date de fondation bien précise. Nous célèbrerons donc l’année de la première mention du nom de la ville – en latin Cadomus – dans des actes d’abbaye. En quelque sorte une fondation d’un anniversaire à l’occasion duquel nous mettrons également en avant ce qu’est Caen aujourd’hui et comment nous imaginons la ville pour demain.
Quelle est la fonction d’une politique culturelle au sein d’un projet municipal ?
En interne, la culture doit être l’objet d’une forte volonté politique. Ce sont des politiques qui restent toujours d’autant plus difficiles à porter que persiste encore une méconnaissance de ce que représente réellement la culture : une véritable dimension de l’action publique, au même titre que l’économie ou l’urbanisme, et non une simple action d’animation de la ville ou de “danseuse du prince”… Cela étant, je ne subis pas, pour ma part, un tel regard, le maire étant lui-même convaincu – et il en va de même de mes collègues élu.e.s – de l’importance du rôle de la culture, que ce soit pour le territoire, au niveau social ou pour la vitalité de la ville. Ce soutien est essentiel, car conduire efficacement une politique culturelle exige d’avoir la confiance du maire ou, plus généralement, du chef de l’exécutif, mais aussi une adhésion de l’équipe municipale la plus large possible – ce qui est le cas à Caen.
Quel est le rôle spécifique de l’élu.e à la culture ?
L’essentiel est d’aimer ceux qui font la culture. Pour cette raison, l’entrée première de notre politique culturelle se fait par le soutien à la création et à l’invention ; nous considérons qu’on ne peut pas développer une politique de transmission sans une politique en faveur des artistes, à ceux qui font la culture, afin de faire en sorte qu’ils soient les plus nombreux possible et qu’ils bénéficient des meilleures conditions pour réaliser un travail de qualité.
Dans la mesure où la culture touche à l’ensemble des dimensions de l’action publique, le rôle de l’adjoint à la culture s’apparente presque à celui d’un maire …
La culture est en effet une dimension complètement transversale. A Caen, je développe des méthodes de travail rapproché avec mon collègue en charge de l’urbanisme ou avec l’adjoint en charge du tourisme… Sur certains champs, la culture est un des ingrédients importants d’autres politiques publiques à l’échelle des territoires.
Diriez-vous que les élu.e.s territoriaux ont une responsabilité nationale ?
Ah oui ! Sans mettre d’ordre de grandeur, plus on est nombreux à tirer la pelote de la culture, mieux c’est. A mes yeux, l’un des grands enjeux, c’est l’articulation entre tous les échelons de collectivités afin de travailler de manière efficiente la question de la compétence partagée. Nous sommes arrivés à un stade où elle devrait réellement se concrétiser, avec une perspective de complémentarité et dans un dialogue permanent entre collectivités pour construire les politiques publiques en faveur de la culture. Ce qui est encore loin d’être le cas. De plus, le ministère de la Culture tend à rester enfermé dans des schémas de soutien qui, malheureusement, l’exclut parfois de la capacité à regarder et accompagner les territoire dans leurs spécificités, leurs nécessités et leurs richesses.
Quel rôle pour les Conseils des territoires pour l’action publique (CTAP) instaurés par la réforme territoriale ?
Honnêtement, la CTAP n’est pas ici une instance adaptée ; elle s’apparente plus à une chambre d’enregistrement. Les grandes réunions de ce type ne permettent pas de parler des vrais problèmes. Pour ma part j’envisage des choses assez simples en réunissant, à l’échelle d’une région, l’Etat, le conseil régional, les Départements et les grandes et moyennes villes pour réfléchir ensemble aux vraies problématiques, sectorielles ou d’urgence… Des instances très légères, avec juste les élu.e.s en charge de la culture, aptes à travailler sur des questions précises. On emploie beaucoup le mot de coopération, mais il reste à trouver comment rendre cette exigence opérationnelle.
Quelle est la particularité de votre territoire ?
Dans le périmètre de la communauté urbaine, soit à peu près 250 000 habitants, on a le tissu culturel d’une ville de 400 000 habitants, avec tous les labels nationaux : deux Smac, un CCN, un très gros CDN, un important théâtre municipal/scène lyrique…, et en même temps un tissu très émergeant avec quatre “fabriques”, des collectifs, une très grosse école d’art, un conservatoire à rayonnement régional, un grand nombre de petits lieux de spectacle vivant, de nombreux festivals etc.
En plus de ces équipements, la vie culturelle est animée par le foisonnement constant des initiatives des porteurs de projets. Ce n’est d’ailleurs pas toujours simple de préserver la complémentarité entre le soutien aux grosses structures et celui à tout ce qui est émergent, parce que, même si le budget de la culture est le premier de la Ville après le fonctionnement interne de la collectivité, il n’est cependant pas celui d’une très grande agglomération…
Caen est donc une ville de culture et ce secteur a globalement toujours été bien pris en compte par la municipalité, qu’elle qu’ait pu être sa couleur politique. C’est une ville qui respire de culture, qui respire aussi d’une histoire forte, de Guillaume Le Conquérant jusqu’au Débarquement. Néanmoins une telle densité d’histoire génère parfois des conceptions erronées ; on dit parfois, par exemple, que Caen a été détruite à 70% pendant la Seconde Guerre mondiale alors que ce n’est qu’à 37%…, d’où une très grande richesse patrimoniale ancienne. Comme si le poids de l’histoire écrasait un peu le présent. Autre difficulté peut-être en matière de culture à Caen : une très grande diversité. La culture est présente dans tous les secteurs, à tous les niveaux, dans tous les endroits. J’emploie souvent les qualificatifs de ville “bouillonnante”, “inventive” et “créative”.
Quelles sont les principales lignes de force de votre projet culturel ?
Le soutien à la création sous toutes ses formes : permettre l’accompagnement des artistes, du démarrage de leur formation jusqu’à l’après-professionnalisation. Peut-être est-ce là la particularité du rôle d’une Ville alors que l’Etat et la Région sont plutôt sur des critères de réalisations déjà abouties. Donc non seulement une politique d’accompagnement financier mais une politique de lieux et surtout d’espaces de travail, quels que soient les secteurs.
Pour le deuxième mandat, nous avons misé tout particulièrement sur la notion d’invention : il est essentiel de favoriser la réflexion et le questionnement, l’invention et la recherche, y compris dans le rapport aux publics. Nous avons par exemple un lieu pour lequel nous allons lancer un appel à manifestation d’intérêt avec des attendus allant en ce sens. Il s’agit de proposer à une équipe l’opportunité de disposer d’un théâtre pendant quatre ans en lui demandant : que feriez-vous si vous n’étiez pas là? Comment interrogerez-vous les formes de création artistique pour travailler la question de la rencontre avec le public (lequel continue de vieillir inlassablement) ? Etc.
L’articulation entre responsabilité communautaire et communale s’avère de plus en plus décisive dans la conduite d’un projet de politique culturelle…
Pour ce deuxième mandat, nous allons beaucoup travailler sur la relation entre la ville-centre et la communauté urbaine Caen-la-Mer, qui n’a pas la compétence culturelle et n’a en charge que des équipements transférés (bibliothèques, conservatoire, école d’art…). Parmi nos priorités, nous allons initier de manière informelle, pour les adjoints à la culture du territoire de la communauté urbaine qui en sont demandeurs, un groupe de réflexion autour d’un ou deux axes de travail. Cela permettrait aussi d’avancer vers une forme d’identité culturelle à l’échelle du territoire de la communauté urbaine.
Vous venez d’adhérer à la FNCC. Pourquoi ?
Le niveau d’expérience et de réflexion commun et partagé à la FNCC est important non seulement pour moi en tant qu’élue mais pour le bien du secteur culturel. J’attends aussi de la part de la Fédération une capacité de lobbying sur de grandes questions, que ce soit en moment de crise, en période d’évolution, ou encore en amont de certaines lois, etc. Il me semble important qu’il y ait vraiment une parole commune des territoires, plus forte et plus lourde, à l’échelle nationale. Si, à un moment donné, la FNCC se faisait le porte-parole de tous les élu.e.s en charge de la culture face à tel ou tel problème, cela pèserait.
Propos recueillis par Vincent Rouillon